Menaces, pressions, appels au boycott ou à l'annulation, rien ni personne n'aura empêché les artistes de l'Orchestre Philharmonique d'Israël, leur chef Lahav Shani et le pianiste András Schiff de faire triompher la musique au terme d'un concert qui restera mémorable pour des raisons malheureusement pas exclusivement musicales. Les cordons de CRS aux abords de la Philharmonie et un contrôle plus fouillé qu'à l'ordinaire à l'entrée du bâtiment feront commencer le concert avec trente minutes de retard. Trois perturbateurs (dont deux avec des fumigènes !), copieusement conspués par le public, causeront ensuite trois interruptions... mais ils n'auront pas raison de la détermination des musiciens. Soliste et orchestre reprendront le Cinquième Concerto de Beethoven depuis le début, faisant preuve d'un sang-froid et d'une concentration d'une intensité peut-être avivée par les circonstances. 

Lahav Shani © Marco Borggreve
Lahav Shani
© Marco Borggreve

On avait eu la chance d'entendre l'Orchestre Philharmonique d'Israël dans ses murs, dans le mythique Mann Auditorium de Tel Aviv. Plus que des retrouvailles, c'est une redécouverte. D'abord le son si caractéristique de cet orchestre où les cordes se sont toujours taillé la part du lion, mélange d'ouate et de soie. Ce soir, comme aiguillonnés par le contexte, les musiciens vont rivaliser de chaleur, de rondeur, pour ce qui est du quintette à cordes. Quant aux vents et aux cuivres, ils restent dans le souvenir qu'on en avait, d'une merveilleuse éloquence qui ne se met jamais en avant, la volupté plus que l'éclat, la sensibilité plus que l'épate. 

Mais revenons à Beethoven, et à l'impressionnante interprétation qu'en a livrée András Schiff avec ses complices Lahav Shani et les musiciens israéliens. Le pianiste britannique, d'origine hongroise, aujourd'hui septuagénaire, n'a jamais cessé de remettre son Beethoven sur le métier. Les gravures de ses jeunes années n'ont plus rien à voir avec ce qu'on pourrait aujourd'hui décrire comme une épure charnelle. András Schiff semble réinventer ce concerto qu'on croit si bien connaître, défie la linéarité de la ligne mélodique de la main droite, révèle des accents et des couleurs inattendus, une batterie à la main gauche donne soudain un relief saisissant aux développements de l'imposant premier mouvement.

Le piano sonne clair, projeté, sans qu'aucune brutalité ni passage en force ne perturbe une vision aussi ardemment poétique. Le mouvement lent est tout sauf une bluette romantique, et l'énergie triomphale que déploient soliste et orchestre dans le dernier mouvement est l'exutoire idéal et libérateur qui balaie irrésistiblement tous les miasmes de ce début de soirée. C'est une interminable ovation debout qui salue les interprètes. András Schiff reviendra jouer, comme dans un rêve, la Valse en la mineur op. 64 n° 2 de Chopin.

Lahav Shani et les musiciens de l'Orchestre Philharmonique d'Israël n'auront plus à craindre de trouble dans une seconde partie vouée à la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski. Le chef, qui ne nous avait pas vraiment convaincu en septembre dernier dans Schubert et Wagner avec les Münchner Philharmoniker, va livrer ici une interprétation proche de l'idéal, tant la partition de Tchaïkovski y est révélée dans toutes ses splendeurs. Jamais le premier mouvement ne nous aura fait autant penser aux ballets du compositeur (Casse-Noisette en particulier), comme un conte chorégraphique où chef et musiciens doivent épouser les mouvements de l'âme, ne surtout pas figer le discours dans le respect du métronome.

Lahav Shani interrompt d'un geste les applaudissements qui commencent à fuser et enchaîne avec un « Andante cantabile » qui n'a jamais aussi bien porté son nom. L'orchestre semble jouer d'un seul et même souffle, les interventions des bois lovées au creux de cordes douces comme des édredons. La valse du troisième mouvement ne verse ni dans la nostalgie ni dans l'imitation viennoise – elle rappelle accessoirement qu'a côté de Johann Strauss II, Tchaïkovski est un maître de la valse. Le quatrième mouvement échappe à la solennité parfois pesante qu'y mettent certains chefs, comme à la course à l'abîme qu'y dessinait un Mravinski. Shani et ses musiciens sont au contraire d'une souplesse et d'une virtuosité collective époustouflantes. C'est le triomphe de la musique, et seulement de la musique !

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