Jusqu'à Noël, l'Opéra de Paris redonne Rigoletto, troisième ouvrage d'une trilogie (avec La traviata et Il trovatore) qui a assuré la gloire éternelle de Verdi. On connaît le « pitch » d’un livret inspiré de la pièce de Victor Hugo Le roi s’amuse : un roi libertin, son bouffon Triboulet, une cour dépravée, un drame de passion, de trahison, d'amour filial et de vengeance, transposés à l’imaginaire cour de Mantoue.

Le drame est déjà tout entier contenu dans le prélude, de la répétition de la note do en rythme pointé aux cornets (le thème de la « maledizione ») jusqu’à un tutti dramatique. Le rideau s’ouvre sur un décor en carton-pâte et un vieillard chargé d’un lourd fardeau : Rigoletto va ainsi être le spectateur de ses tourments, et finalement de sa déchéance. On se demande ce qui a poussé l'Opéra de Paris à reprendre la mise en scène de Claus Guth (créée en 2016) qui, plutôt que d'éclairer le drame, s'emploie à brouiller les pistes. Plans, arrière-plans, sous-entendus se succèdent sans éclairer la lanterne du spectateur, à quoi s'ajoutent paradoxalement des séquences de type « Rigoletto pour les nuls », où l'on voit le chœur des courtisans mimer leurs paroles, adopter des postures ridicules – ils sont à genoux immobiles au moment de chanter « allons nous venger » (le fameux « Zitti, zitti »).
Et pourquoi Gilda, la fille que son père Rigoletto entend à tout prix protéger des assauts de son patron le duc de Mantoue, est-elle en permanence contrainte à des poses figées, à des postures artificielles, sauf quand, abandonnant toute réserve, elle se jette sur la bouche de celui dont elle se croit aimée ? Mais sans doute n'a-t-on pas compris les seconds degrés, les traits d'humour (le duc de Mantoue sniffant de la cocaïne au troisième acte au milieu d'un lupanar). Même embrouille dans les costumes, où l'on passe des robes et pourpoints brodés – dans le bal initial chez le duc – aux smokings de casino ou aux baskets et jeans délavés.
Heureusement, Rigoletto c'est aussi et d'abord de la musique, et des caractères bien trempés. Cet après-midi, ils sont quatre à faire leurs débuts à l'Opéra de Paris, à commencer par Domingo Hindoyan, actuel directeur musical du Royal Liverpool Philharmonic Orchestra. Le chef vénézuélien creuse l'orchestre de Verdi, en fait chatoyer les couleurs, dose à merveille fougue et poésie, parfois au détriment d'une expression dramatique qui pourrait être plus affirmée. On lui sait gré de ne pas se contenter d'accompagner les chanteurs, mais au contraire de produire toujours un mélange fosse-scène qui n'est pas toujours évident dans le grand vaisseau de Bastille.
Dans les petits rôles, un autre « débutant », l'Américain Blake Denson, donne au comte de Monterone un relief inattendu ; sa puissance tant vocale que physique a de quoi faire trembler Rigoletto. Deux Françaises seulement figurent dans la distribution, mais Marine Chagnon (Giovanna) et surtout Aude Extrémo (Maddalena) font regretter la brièveté de leurs apparitions. Les autres comprimari sont affectés à de prometteurs membres de la troupe lyrique de l'Opéra de Paris.
Le Géorgien Goderdzi Janelidze était déjà le Sparafucile de la reprise de 2021. C'est la très bonne surprise de cet après-midi : sa voix profonde de basse verdienne ne surjoue pas son rôle de tueur à gages, et lui confère même une humanité qui en fait parfois le double de Rigoletto. À l'inverse, on est beaucoup plus réservé sur le ténor arménien Liparit Avetisyan (débuts à l'Opéra de Paris) qui certes incarne une sorte de Don Juan cynique et libertin en duc de Mantoue, mais use et abuse de tous les trucs et tics du ténor à voix à la Mario Del Monaco, sans d'ailleurs en avoir les facilités. Les aigus sont souvent tirés et affectés d'un vibrato qui déforme la ligne de chant. Pour tout dire, il manque à cette incarnation l'allure et la séduction qu'on attend du rôle.
On est beaucoup plus embarrassé pour qualifier la Gilda de Rosa Feola, qu'on entend pour la première fois. C'est techniquement irréprochable, mais terriblement anonyme de timbre et d'incarnation du personnage. Son « Caro nome » s'oublie aussitôt entendu. On n'éprouve ni la fragilité ni les tourments de cette jeune fille perdue.
Reste le Rigoletto de Roman Burdenko : on peut toujours se référer à ses souvenirs ou à des interprètes de légende du rôle au disque, et trouver des défauts voire des faiblesses à ce Rigoletto. Pourtant c'est le seul aujourd'hui sur le plateau qui incarne la plénitude de son personnage, qui a l'exacte tessiture du baryton verdien et à qui le metteur en scène permet toute une palette d'émotions. Et quelle subtilité, quelles réserves de puissance et de couleurs dans la voix ! La sobriété, l'intériorité dont il pare son personnage, parfaitement secondées par le chef, sont l'atout maître de cette reprise à l'Opéra de Paris.