On n'a pas compris la bronca qui s'est déchaînée lorsque Krzysztof Warlikowski s'est avancé sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées avec son équipe au terme de la première d'un Chevalier à la rose qui fera date. À côté de nous, une dame s'époumonait en bravos, furieuse de cet accueil à une mise en scène qui l'avait pour une fois captivée, alors que Richard Strauss « n'est pas sa tasse de thé ». Qu'y avait-il donc ce soir qui méritât ces huées ? Rien justement, et en tout cas pas les trucs et les tics qui peuvent parfois agacer chez le metteur en scène polonais.
Certes on pouvait craindre que Warlikowski plaque sur ce Rosenkavalier une grille de lecture qu'on lui a souvent reproché de systématiser quel que soit l'ouvrage. Certes il y a bien au tout début une punkette en bord de scène qui fume sur le trottoir tandis qu'une vidéo en noir et blanc, très romantique, très léchée, nous montre deux femmes se prélassant au sortir d'une nuit d'amour. Certes il y a bien ce décor – un mur de carreaux de verre et un lavabo – qui est comme la signature du Polonais, au tout début comme à la toute fin de l'ouvrage.
Mais pour le reste, tout le reste, on aura été embarqué, captivé, par une représentation qui nous aura tenu en haleine, fosse et scène confondues, tout au long des presque quatre heures du spectacle, alors qu'on a le souvenir de s'être parfois – souvent même – ennuyé dans les longues conversations du premier et du troisième acte dans d'autres mises en scène.

Warlikowski échappe au cliché d'un XVIIIe viennois, perruqué et poudré, et du même coup redonne du jus et des couleurs, et surtout une actualité au livret de Hofmannsthal. Ce Chevalier est en même temps une comédie burlesque, une satire de l'aristocratie décadente de la Hofburg, une succession de variations douces-amères sur le temps qui passe, l'irrésolution, l'ambiguïté des sexes, et tant d'autres choses qui résonnent chez le spectateur du XXIe siècle.
Premier très bon point pour Warlikowski : il ne travestit pas, ne rajoute pas d'intentions à un texte qu'il dit lui-même admirer. Nul besoin en effet de surligner les ambiguïtés assumées par Hofmannsthal lui-même par exemple sur le personnage d'Octavian (qui change plusieurs fois de look, avec un strip-tease qui prête plus au sourire qu'au scandale au début du troisième acte), nul besoin de rendre le baron Ochs von Lerchenau plus lourdingue et bas de plafond qu'il n'est nécessaire. Au contraire, le metteur en scène semble éprouver une empathie pour tous ses personnages : au lieu de les ridiculiser ou de les accabler de leur infortune, il en révèle la part d'humanité douloureuse, et cela donne des scènes, des tableaux magnifiques.
En général, on ne remarque même pas les petits rôles, et Dieu sait s'il y en a ici ; on a beaucoup aimé que Warlikowski fasse un sort particulier à ce petit peuple de caméristes et domestiques qui esquissent des pas de danse, tango mondain ou déhanchés torrides, dans les coins et recoins d'une scène qui est la réplique inversée du Studio des Champs-Élysées voisin. Quelle idée géniale d'installer au balcon au deuxième acte la Maréchale et sa camériste, assistant, impuissante, à l'irrésistible attraction entre Sophie et Octavian. La direction d'acteur est au cordeau, les regards, les gestes que posent les personnages les uns sur les autres sont admirables. Le chatoiement, le déjanté des costumes et des tenues non seulement ne perturbent pas, mais ils donnent pleinement à voir la complexité des sentiments et des situations. Mention spéciale pour l'irrésistible prestation du chanteur italien, en slip de boxeur, assaillant la Maréchale en pâmoison !
C'est paraît-il le rôle dont elle rêvait : Véronique Gens, qui n'a jamais été aussi rayonnante qu'aujourd'hui, triomphe en Maréchale somptueuse de voix et d'élégance blessée. L'Octavian de Niamh O'Sullivan est une découverte, elle fait penser à Brigitte Fassbaender dans l'ambiguïté du timbre comme du port. Regula Mühlemann est une Sophie elle aussi idéale : la voix est flûtée autant que fruitée. Quant à Peter Rose, il a la couardise distinguée d'un Lord désargenté plus que d'un nobliau du Danube. D'abord un peu avare de soie et de velours, l'Orchestre National de France va trouver sous la baguette aussi tenue qu'efficace du Hongrois Henrik Nánási les voies d'une voluptueuse sensualité, plus française que viennoise et c'est très bien ainsi !
Avec ce Chevalier à la très noble figure, Michel Franck conclut un mandat de quinze ans à la direction du vaisseau de l'avenue Montaigne sur une éblouissante réussite !