Sublime écrin circulaire de 650 places aux marbres bigarrés, l'Athénée Roumain de Bucarest est l'un des lieux phares du festival international George Enescu. Organisé tous les deux ans à Bucarest, ce festival est le plus important d'Europe de l'Est. Trois semaines d'euphorie durant lesquelles défilent certaines des plus grandes pointures internationales de la musique classique actuelle, et l'heureuse occasion d'entendre quasiment chaque jour la musique d'Enescu, passionnante, et malheureusement trop peu jouée en France. Nulle musique d'Enescu néanmoins en ce début de soirée, mais un concert aussi inattendu qu'attrayant : la grande joueuse de sitar Anoushka Shankar et le percussionniste joueur de hang Manu Delago, accompagnés par l'Orchestre de Chambre de Zurich. Fille de l'icône Ravi Shankar, réel ambassadeur de la musique indienne qui l'a fait découvrir à l'Occident à partir des années 60, Anoushka Shankar jouit d'une renommée internationale tant par ses talents de sitariste que par son éclectisme et sa volonté d'étendre les frontières de la musique traditionnelle indienne en lui faisant côtoyer les territoires de la musique flamenco, jazz, rock, pop ou électronique. De sa collaboration avec le percussionniste Manu Delago sont nées certaines compositions communes telles Maya, au programme, même si l'on entendra surtout ce soir des compositions individuelles des deux musiciens ainsi que River Pulse de N.Sawhney.
Le hang est cet instrument à percussion inventé à Berne en 2000 par Felix Rohner et Sabina Schärer, constitué d'un volume lenticulaire métallique où se trouvent jusqu'à huit notes fondamentales disposées en cercle autour d'une plus grave en son centre. L'impressionnante diversité de techniques de jeu, que Delago maîtrise à merveille, lui permet par variation des modes d'attaque et d'étouffement d'accéder à un spectre harmonique foisonnant, et de faire sonner le hang tantôt comme une cloche, tantôt comme une harpe. Sonorité riche et nébuleuse, un brin insaisissable, auquel se marie parfaitement le son envoûtant du sitar d'Anoushka Shankar. Cet instrument, d'une grande complexité, dispose de quelques cordes principales (mélodiques), de cordes de bourdon rythmique ainsi que des cordes sympathiques, parfois caressées et souvent libérées, qui ne vibrent que par sympathie harmonique avec leurs voisines. Ces résonances, ensorcelantes, effleurent avec finesse celles plus vaporeuses et évanescentes du hang.
Derrière ces deux instruments, l'orchestre tient tout d'abord un rôle plutôt restreint, trop souvent réduit à rajouter des couches harmoniques à celles du sitar et du hang. Il le fait cependant avec application, et les meilleurs effets sont assurément lorsque les cordes elles-mêmes étouffent la note fondamentale afin que seules les harmoniques affleurent, dans l'extrême aigu, rendant d'autant plus étourdissantes les résonances. Bien qu'il n'en reste pas là et tienne parfois un rôle mélodique en soutenant les délinéations du sitar (Voice of the moon), nous ne sommes guère convaincu par la nécessité de l'orchestre dans la première partie. Il faut attendre la seconde partie, et notamment son ouverture Secret Corridor, pour qu'il apporte réellement quelque chose. Dans cette pièce où le sitar est absent, l'orchestre s'affirme, devient amer et grinçant à coups d'archets sur le chevalet (effets typiques de la musique de Piazzolla) et effraie par d'âpres déversements de violons. Saluons la belle part dynamique de l'orchestre dans River Pulse.
Anoushka Shankar est assurément maître en sa chapelle. Au-delà du magnétisme fascinant des sonorités de son sitar elle atteint dans son jeu mélodique un degré d'expression étonnant. De vertigineux mélismes mélodiques surgissent de son jeu par les multiples flexions qu'elle imprime aux cordes. Son Monsoon, pour sitar seul, tient de l'hypnose par son déferlement d'harmoniques. Les résonances sympathiques surgissent, s'attouchent, s'étouffent, se métamorphosent. Manu Delago quant à lui passe tour à tour du hang à la batterie avec une aisance admirable. Sa batterie tient un rôle moteur, tel qu'il nous le montrera dans l'entraînant Buleria con Ricardo d'Anoushka Shankar qui rend naturel et presque évident le mariage de la musique indienne et des harmonies espagnoles proches du flamenco. Delago est un percussionniste sensible, subtil, sensuel parfois. Sa composition Two Handsful of Sound pour hangs seuls est d'une structure harmonique très simple - trop diront certains - mais a le mérite d'explorer le spectre inouï des possibilités de l'instrument. Il tapote ses hangs, les caresse, les frôle, les frotte, les frappe, et transmue ainsi le son tel un alchimiste son métal. Dans Secret Corridor, la similarité entre le timbre des pizzicati de l'orchestre et celui que Delago arrive à extraire de ses hangs en devient même troublante. Un concert captivant donc, hypnotisant, qui nous encourage à parcourir davantage tous ces territoires aux sonorités passionnantes.