Daniil Trifonov commence à ralentir et à adoucir son toucher à l’approche de la cadence et l’on se dit que c’est bien trop tôt, qu’il ne pourra pas tenir jusqu’au bout. Et pourtant ! Le pianiste trouve le moyen de jouer les ultimes notes du fameux Jésus, que ma joie demeure de Bach (transcrit par Myra Hess) dans un souffle, un murmure, un pianissimo impalpable et qui résonne cependant dans toute la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie. Comment fait-il ?

On n’en saura pas plus. Le public aura beau le rappeler encore et encore, il ne reviendra que pour des saluts modestes, sans s’attarder sur scène, et il aura bien raison. Un autre rappel aurait été de trop après un fabuleux Concerto de Robert Schumann où Trifonov a tenu la partie de piano comme un musicien d’orchestre exemplaire, se fondant idéalement dans les sonorités de l’Orchestre Symphonique de Montréal tout en sachant s’en détacher d'un geste si nécessaire, sans jamais forcer le trait. Sans la moindre affectation, sans même donner l’impression de jouer, le pianiste touche son clavier comme un orgue, avec une hauteur de vue étonnante, trouvant des couleurs d’une variété et d’une richesse inouïes, déclenchant toute la puissance du Steinway en bougeant à peine, comme si des tuyaux invisibles s’étaient soudainement ouverts. Ajoutez à cela une articulation et un phrasé aussi éloquents que subtils, un dosage extraordinaire de chaque doigt qui permet de faire retentir les harmonies schumanniennes avec une clarté rare, et vous obtenez une interprétation idéale en tout point.
Très attendus alors qu’ils faisaient une escale exceptionnelle à Paris au sein de leur tournée européenne, l’Orchestre Symphonique de Montréal et son directeur musical Rafael Payare doivent être associés à ce succès : ce Concerto de Schumann a été joué avec un tel naturel, une telle organicité qu’on n’a jamais senti qui suivait qui, de l’orchestre, du chef et du soliste. Et si Trifonov a pu si facilement se glisser dans le son de la phalange, c’est parce que les pupitres de cordes ont su tisser un écrin chaleureux, à l’écoute du piano, favorisant une expressivité commune.
Le reste du programme de l'orchestre québécois restera moins dans les mémoires, à commencer par l’ouverture qui précédait le concerto. Avec Jeder Baum spricht, le compositeur et pianiste irano-canadien Iman Habibi livre une pièce décousue, orchestrée à la serpe, d’une étrange pauvreté mélodique et harmonique, où l’on peine à identifier un fil conducteur ou une idée forte, à l'exception de grands tuttis sonores qui pourraient évoquer l'inauguration d'un parc d'attraction. Très investis, les musiciens ne sont pas à incriminer, pas plus que leur chef : à la baguette, Rafael Payare produit un bel effort pour insuffler un intérêt dramatique à l’ouvrage, ce qui donne l’impression saisissante de voir une caricature d’Hector Berlioz s’animer sur le podium.
Cette impression subsistera après l’entracte pendant une bonne partie de l’Alpensinfonie. Avec son effectif orchestral pléthorique (dont 20 cors, 8 sur le plateau et 12 en coulisses !), l’œuvre-monstre de Richard Strauss est naturellement volumineuse, et nombre de ses effets doivent clouer le spectateur à son dossier. Rafael Payare se démène et se démultiplie, la plupart du temps à bon escient, obtenant des tuttis décoiffants, des sonneries de cuivres formidables et une intensité de jeu dans les cordes comme on en a rarement vu – avec, qui plus est, une justesse collective admirable.
Reste qu’entre les sommets dressés par Strauss, il faut savoir redescendre (surtout dans l’acoustique généreuse de la Philharmonie), ce que le chef vénézuélien ne fera que dans la deuxième moitié de l’œuvre, adoptant enfin une gestique moins active, amenant une salvatrice baisse de décibels. Dans cette lecture survitaminée, il faut d’autant plus saluer l’endurance exceptionnelle des musiciens, notamment des cuivres (quelle trompette solo !), qui parviennent à sauvegarder une vraie qualité de jeu jusqu’au bout, jusqu’au retour du choral de la nuit. En matière de pianissimo impalpable, Daniil Trifonov restera cependant sans concurrence ce soir.