Le Trio Wanderer entre en scène dans la Grange de Meslay pour deux des trios op. 70, dont le fameux « Les Esprits », de Beethoven. En ce samedi après-midi, une fois encore, s'impose le sentiment que plus de trente-cinq ans de travail en commun n'a en rien éteint leurs élans, mais a eu pour effet de les voir conquérir leur liberté dans une rigueur librement partagée. Tout est juste dans leurs interprétations : le poids, l'articulation, l'allure, le sentiment, le naturel et l'absolue simplicité des échanges. Il y a le violon frémissant de Jean-Marc Phillips Varjabédian, dans lequel passent en un éclair des intuitions magnifiques cueillies par le violoncelle généreux et engagé de Raphaël Pidoux. Et il y a le piano de Vincent Coq qui rassemble, avec une autorité souriante faite de doigts véloces et légers, d'un esprit de décision discrètement impérieux et d'une diction aussi évidente et naturelle que celle de Clara Haskil.

Ces trois-là sont un monument de la musique de chambre dont le concert était comme un écho au récital Schubert donné en ouverture du festival, la veille au soir, par Jonathan Biss. Dans les Sonates en la majeur D 959 et si bémol majeur D 960, les deux dernières composées par le musicien mort peu après leur achèvement, à l'âge scandaleux de 31 ans, le pianiste prend la lampe du Wanderer qui avance dans la nuit noire d'une musique indescriptible dont il nous « dit » si justement qu'elle nous fait mal dans le même temps qu'elle nous guérit de toutes les blessures.
Troublante, la façon dont on perd toute notion du temps, de nous-même et de ce qui nous entoure, accroché à ce piano qui chante d'une voix blessée la fragilité du monde, piano qui est à la fois d'une intellectualisation suprême et d'une sensibilité d'écorché vif, piano qui ose le pianissimo au bord du silence asphyxié comme le cri libérateur dans les dernières pages des deux sonates, piano qui déchire l'âme dans ces quelques mesures que ses confrères ne jouent pas quand ils ne font pas la reprise du premier mouvement de D 960 à tort, car elles sont si interrogatives et hagardes que les trilles qui suivent sont un nouveau départ. Biss est comme Serkin, comme Richter, si dissemblablement identiques dans l'expression de ce qui les dépasse, et nous plus encore.
Nouvel écho dimanche après-midi avec le récital donné par la basse Alexander Roslavets, l'un des plus marquants Boris Godounov de notre époque, accompagné par l'insaisissable ludion Andrei Korobeinikov. Voix ronde de basse noble, mais sans embonpoint, car si le grave est puissant le milieu et le haut de sa voix sont souples et clairs. Et quel investissement dramatique dans les Chants et Danses de la mort de Moussorgski qu'on entend si peu souvent en une époque ou le récital de lieder et de mélodies disparaît des festivals à un point inquiétant. Sans mauvais théâtre, mais intériorisés, ils sont aussi saisissants que Der Atlas, immobile, comme terrassé, ou Der Doppelgänger de Schubert dont les deux voix sont caractérisées sans que Roslavets n'en fasse trop dans l'expressionnisme. Dans la scène d'Aleko de Rachmaninov, le tragique ne passe une fois encore que par l'intensité du mot qui se fait musique et de la musique qui se fait mot. Et ce piano qui écoute et porte cette voix avec autant de présence que de finesse...
Le voyage d'Alain a été pris en charge par le Festival de la Grange de Meslay.