Ceci n'est pas un opéra, encore moins une comédie musicale ou une opérette. En précurseur du surréalisme, c'est ainsi qu'Alfred Jarry aurait pu présenter son ouvrage Ubu roi. Les Frivolités Parisiennes qui sont à l'origine d'une nouvelle production à l'Athénée Louis-Jouvet auraient dû afficher le même avertissement à l'entrée de la salle. Du théâtre musical alors ? Une musique de scène, comme les compositions de Fauré ou Sibelius pour le Pelléas de Maeterlinck, la partition de Grieg pour le Peer Gynt d'Ibsen ? Rien de tout cela. Pourtant l'affiche est alléchante : si la pièce d'Alfred Jarry est bien connue (au moins de réputation), ainsi que son personnage principal qui a donné à la langue française l'adjectif ubuesque, la mention « musique de Claude Terrasse » annoncée en tête de programme suscite autant de curiosité que d'impatience.

<i>Ubu roi</i> au Théâtre de l'Athénée Louis-Jouvet &copy; Christophe Raynaud de Lage
Ubu roi au Théâtre de l'Athénée Louis-Jouvet
© Christophe Raynaud de Lage

Claude Terrasse (1867-1923) est souvent désigné comme le successeur d'Offenbach, mais on cherche vainement la trace de la représentation d'une de ses œuvres dans une salle parisienne ces cinquante dernières années. C'est dire si notre attente, comme celle du public de la première, est forte ! Notre déception sera à la mesure de cette attente, tant la musique qui nous sera – excellemment – servie par les onze musiciens des Frivolités Parisiennes sera réduite à bien peu de substance.

Pourtant l'histoire de la redécouverte de cette musique est des plus sympathiques... et s'accorde bien au caractère foutraque de la pièce comme de la mise en scène. Elle est presque plus longue à raconter que la partition elle-même ! Claude Terrasse avait rencontré Jarry par l'intermédiaire de son beau-frère le peintre Pierre Bonnard et, s'enthousiasmant à la lecture de la pièce, proposa d'en écrire la musique de scène d'abord pour piano seul puis pour un « orchestre » dont l'instrumentarium est aussi délirant que la pièce elle-même. Le scandale de la création d'Ubu roi le 10 décembre 1896 fut tel que la carrière de la pièce s'arrêta net. Il fallut attendre le 7 mars 1908, quelques mois après la mort d'Alfred Jarry pour qu'une représentation unique reprenne le dispositif original et la musique de Terrasse dans son intégralité, avec un ensemble de 16 musiciens composé de cuivres, de bois, d'une contrebasse et de percussions. Le matériel d'orchestre ne fut jamais publié, et la partition, conservée par le compositeur mais remaniée en 1922 (la scène de l'Ours ayant été supprimée), fut confiée à son éditeur La Sirène plus tard racheté par les éditions Max Eschig.

C'est là que Christophe Mirambeau entre en scène : ce conseiller artistique des Frivolités Parisiennes a exhumé ce matériel et fait reconstituer, à partir de la version piano, la musique de la scène de l'Ours. C'est donc cette « résurrection » de ce qui a pu être entendu par le public choisi du 7 mars 1908 qui est proposée ce mois-ci à l'Athénée

Les plus indulgents loueront un langage minimaliste, une concision radicale, des motifs de quatre mesures associés aux personnages (père et mère Ubu, la famille Vencelas) ou aux situations. En réalité, il ne s'agit que de virgules sonores, évoquant fanfares et orphéons, soulignant l'excès ou le ridicule, parodiant la musique d'église comme les parades officielles. Si certains musiciens des Frivolités jouent les figurants occasionnels, jamais les acteurs ne chantent ou ne s'insèrent dans la musique de Terrasse.

Cela étant précisé, on n'en apprécie pas moins cette remise au jour d'une pièce et d'un auteur qui ne suscitent plus guère de scandale. Il y a belle lurette que nul n'est plus choqué par un vocabulaire scatologique (le fameux « merdre » qui revient à tout bout de champ dans la bouche d'Ubu !), et même la dénonciation des travers des puissants et du ridicule du pouvoir a perdu de sa force. Ce serait oublier un peu vite qu'Alfred Jarry, en 1896, anticipe le surréalisme, Brecht et tout le théâtre politique du XXe siècle.