Pour la première de la saison lyrique romaine, Daniele Gatti emmenait l’Orchestra e Coro del Teatro dell’Opera di Roma dans un Wagner épuré. Performance dont la mise en scène, usant de statisme et d'abstraction, la faisait tendre vers la métaphysique : pari risqué, étant donné la longueur de l'œuvre.
L’ouverture laisse apparaître, par jeu d’ombre et de lumière (Jean Kalman) le couple de l’opéra éponyme et annonce le parti pris de la mise en scène (Pierre Audi) : Tristan, Isolde, et (presque) rien d’autre. Dans la même idée, les décors et les costumes sont très épurés, intemporels (Christof Hetzer). Les quartiers-geôles d’Isolde sur le navire de l’acte I donnent un peu de mouvement par combinaison. Mais le jardin-cimetière du deuxième acte et la plage du troisième acte sont entièrement fixes et accentuent l’aspect déjà éminemment métaphysique de l’œuvre. Les couleurs construisent un modèle totalement fantasmagorique qui trouve son apogée dans l’acte III avec la participation des moyens vidéos (Anna Bertsch). Tristan réapparaît ainsi des ombres presque en hologramme et la flamme de l’amour factice créé par le philtre est matérialisé par une petite lumière. L’apothéose finale d’Isolde se déroule dans un bain de lumière qui éblouit le public alors que tous les autres corps disparaissent dans les ténèbres. Si tous ces éléments permettent de mieux se concentrer sur la psychologie des personnages, déjà en exergue dans la pièce du compositeur allemand, elle accentue les longueurs wagnériennes et immobilise parfois l’action. Sur ce point, le public est partagé à la montée sur les planches de Pierre Audi pour le salut. Il ne tranchera pas franchement, oscillant entre acclamations et hués. Pour nous, à l’instar du finale, la lumière sauve le reste de la mise en scène.
Isolde (Rachel Nicholls) est toute en puissance. Tristan (Andreas Schager) est plus fin, expressif mais tout aussi intense. Au tout début, en coulisse, Tristan et les chœurs miment l’expression d’une clameur venue du pont du bateau alors qu’Isolde se morfond et maudit le héros de Cornouailles auprès de sa servante Brangäne (Michelle Breedt). Les effets d’éloignement et de réalisme sont bien accompagnés par Daniele Gatti, comme les échos de la chasse à courre du roi Marke (John Relyea) à l’acte II. Si les airs de bravoure sont parfaitement exécutés par les filles d’Irlande, la qualité du plateau penche sensiblement en faveur des hommes déjà cités, auxquels s’ajoutent Kurwenal (Brett Polegato) et Melot (Andrew Rees), également très brillants dans leurs interventions. Le jeu théâtral est néanmoins très limité par les choix de la mise en scène. Toute affection ou contact physique est effacé au profit de la seule réflexion abstraite et universaliste sur l’amour impossible. En ce sens, le pari est réussi. Pas sûr, en revanche, qu’il s’agisse de la meilleure mise en valeur de l’œuvre wagnérienne, pourtant mélodiquement haute en couleurs. Seuls Tristan, et surtout, le roi Marke apportent une présence scénique charismatique et un peu plus expressive, en particulier lors du dénouement final et du pardon du roi. Daniele Gatti est extrêmement présent, même sur la direction des chanteurs, et les motifs obsédants du langage de Bayreuth ressortent parfaitement du « mastic multicolore » de l’orchestre pour reprendre la formule de Debussy.
À l’applaudimètre, c’est surtout le chef qui sera le plus récompensé, faisant monter sur scène le soliste au cor anglais ayant réalisé une interprétation impeccable du motif du berger.