Venant clôturer le Festival de Bellerive 2022 dans le paysage enchanteur du Léman, le pianiste Jean-Efflam Bavouzet confie au public la faveur qu'il accorde aux transcriptions d'œuvres orchestrales pour deux pianos. Avec un brin d'humour, il justifie ce duo car quelques fois, dit-il, dix doigts ne suffisent pas, il en faut vingt ! Il observe également que ce dispositif demande aux deux interprètes un accord comparable à celui du quatuor à cordes, mais d'autant plus exigeant que le caractère percussif des instruments trahit les moindres décalages. La complicité entre Jean-Efflam Bavouzet et son talentueux vis-à-vis Dmitry Shishkin sera une illustration, tout au long de la soirée, de cette impeccable mise au point technique associée à un enthousiasme débordant.

Jean-Efflam Bavouzet et Dmitry Shishkin au Festival de Bellerive © Vincent Zanni
Jean-Efflam Bavouzet et Dmitry Shishkin au Festival de Bellerive
© Vincent Zanni

Les Nocturnes de Claude Debussy ouvrent le récital, plaçant explicitement la soirée sous le patronage du compositeur. Leur transcription pour deux pianos par Maurice Ravel engage le triptyque avec Nuages. L'élan des deux pianistes y est volontairement et savamment bridé par la subtile imprévisibilité d'accords dont ils rendent le caractère feutré et mystérieux. Les nuances finement partagées et alternées entre les deux pianos sont d'une poésie profondément suggestive.

Le vif contraste qui intervient avec l'attaque tranchante de Fêtes par Dmitry Shishkin constitue le signal d'une libération explosive de la stupéfiante énergie dont font preuve les interprètes. L'étourdissante célérité de leur jeu aux effets fugués, se renvoyant thèmes et traits foisonnants, témoigne d'une élaboration commune particulièrement affûtée. L'esprit est aussi séduisant que la technique avec son éventail étendu de nuances variées à l'extrême. Si la frappe du clavier est, de part et d'autre, d'une grande fermeté (mais sans brutalité), la transcription par Zoltán Kocsis de la dernière partie du triptyque (Sirènes) y ajoute une fluidité qui crée l'impression d'être enveloppé d'une sorte de voile insaisissable et enchanté. Le rythme, les respirations, les ornementations créent, sous les doigts de deux maîtres de l'alchimie debussyste, une sensation de légèreté laissant tout de même poindre une profondeur et une ardeur toutes romantiques.

Chacune des œuvres proposées au cours de la soirée méritera sans conteste les vifs applaudissements du public. La découverte ou la redécouverte de pièces du répertoire sous un jour particulier grâce au dispositif pianistique de ce soir servi par deux superbes musiciens n'empêche pas, toutefois, de conserver une forte et spéciale impression de La Valse écrite par Ravel pour orchestre et transcrite pour deux pianos par le compositeur lui-même. Donnée en dernière partie de concert, elle éclaire de façon extrêmement révélatrice l'ensemble du programme si l'on se rappelle le propos riche d'enseignement de Jean-Efflam Bavouzet au début du concert. Selon le musicien, les transcriptions pour deux pianos se prêtent bien à l'adaptation d'une œuvre orchestrale tout en rendant parfois plus claire sa structure. Une illustration marquante en est donnée dès les premières mesures de La Valse où semble s'instaurer une joute entre les deux pianistes : en bas de son clavier, Dmitry Shishkin prend le parti de la gravité, de l'angoisse, tandis que Jean-Efflam Bavouzet en lutte contre des forces obscures tente de libérer la possibilité d'une valse qui se voudrait heureuse. L'effet est saisissant. Au fil des développements, l'interprétation procure le sentiment que d'élégants propos ou l'expression, parfois, d'un certain sentimentalisme s'entrecroisent étrangement avec d'autres accents dont la dureté laisse entrevoir une violence encore refoulée. Les claviers sont parcourus dans toute leur étendue avec brio et de vertigineux glissandi font affleurer le frisson. Le basculement du bel ordre viennois vers le dérèglement et la catastrophe finale est rendu de manière dramatique et convaincante.

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Jean-Efflam Bavouzet et Dmitry Shishkin au Festival de Bellerive
© Vincent Zanni

C'est en médiateur original entre les deux œuvres-phares du répertoire français placées en début et en fin du concert que se situait le Concerto pathétique de Liszt. Sa plénitude thématique, harmonique, rythmique range immédiatement cet opus aux côtés des œuvres majeures composées la même année, la Sonate en si mineur mais aussi la Ballade n° 2. Les deux claviers s'élancent passionnément dans l'Allegro energico initial maintenant une prodigieuse tension expressive jusqu'à l'Andante sostenuto et aux trilles magistraux déployant leur dentelle sous les doigts de Jean-Efflam Bavouzet. De cet imposant monument pianistique, le duo propose une interprétation poussant jusqu'à leurs limites les possibilités conjuguées des deux instruments : puissance, éclat des timbres, étendue du registre, dextérité ne cessent d'éblouir, jusqu'à la conclusion somptueuse de l'Allegro trionfante final.

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