« Autour de la Révolution russe de 1917 » : il n'y a que Radio France qui puisse organiser six récitals de piano en deux jours consacré à un tel sujet. Ou La Folle journée de Nantes, mais là, soixante concerts seraient organisés en trois jours. C'est une idée de programmation remarquable. Les auditeurs de France Musique pourront ainsi écouter, mais en ordre dispersé, dans les mois qui viennent, les pianistes Vadim Kholodenko, Yuri Favorin, Lilya Zilberstein, Alexander Ghindin, et Alexandre Paley dans des œuvres qui n'encombrent pas les programmes de récitals...
Premier à entrer en scène, Boris Giltburg, né à Moscou, en 1984, émigré tout jeune en Israël, Premier prix du Concours Reine-Elisabeth de Belgique, en 2013. Il marche vite pour rejoindre le piano qui l'attend sur la scène de l'Auditorium de Radio-France, salue un public nombreux qui ne remplit néanmoins pas une salle de concert dont l'acoustique plutôt sèche devrait s'en trouver améliorée.
Giltburg peine à règler son siège. Les effets du trac ? Plié en deux sur son piano, il se lance dans les Variations sur un thème de Corelli de Serge Rachmaninov. Il joue le thème avec une sorte d'inquiétude fébrile et des nuances un brin excessives. Il est dans l'instant de l'instant, ce qui contraste avec le simple énoncé d'un thème qu'il sera temps d'animer d'intentions au gré des variations. La première intrigue par une tendance à presser et à forcer les nuances dynamiques, par un manque de pulsation qui va se confirmer tout au long des variations rapides – les lentes auront tendance à ralentir. Je ne reprocherais pas à Giltburg de s'être trompé à plusieurs reprises, car tous les pianistes se trompent et font des fausses notes, un jour ou l'autre, mais les raisons qui font qu'il perde ici et là le contrôle du piano viennent du fait qu'il est trop dans l'instant, dans le détail, dans la nuance infinitésimale, qu'il est aussi bien trop proche du piano, quasi couché dessus, qu'il bouge beaucoup, et que tout dérapage le laisse un peu perdu : il ne pense pas assez les phrases sur le long terme.
La transcription que Gilburg a réalisée du Huitième Quatuor à cordes du compositeur souffre des même problèmes : certes, le contrepoint est lisible, les atmosphères sont bien restituées, mais le caractère général de ce chef-d’œuvre se perd dans des instants qui ne constituent pas un tout, d'autant que le pianiste abuse des oppositions pianissimo évanescent et fortissimo telluriques. Décevant, car il était juste d'ajouter une grande œuvre pour piano seul qui soit typique d'un Chostakovitch sombre et angoissé, comme peut l'être le 24e Prélude et fugue en ré mineur, et si peu ses autres pièces pour piano. Mais il faudrait alors le jouer en réglant la focale plus large.
La Sonate « Réminiscence » de Nicolas Medtner – c'est ainsi que son nom est écrit sur sa tombe et sur la maison qu'il occupa en Grande-Bretagne et s'est ainsi que le compositeur signait de sa main –, souffrira des mêmes problèmes, aggravés par une sonorité trop frêle de la main droite, qui ne va pas chercher les harmoniques du son, au fond du clavier, mais l'effleure... ce qui abîme le sublime premier thème et sa réminiscence à la fin de l'œuvre. Et Scriabine ? Cette technique devrait aller au volando scriabinien... Effectivement, les oppositions violentes de la Cinquième Sonate, son caractère fébrile, explosif, rêveur vont beaucoup mieux à Boris Giltburg, sans que l'on soit néanmoins happé par son jeu.
Pour finir ce programme déjà lourd : Petrouchka... là ça ne va pas du tout, mais alors pas du tout. Précipitation, manque de clarté, de densité sonore. Ce n'est pas un Petrouchka en noir et blanc, aux contours impeccables, disons à la Pollini, ce n'est pas davantage un Petrouchka à la sonorité de bronze et d'or, d'un équilibre souverain, disons à la Gilels, ce n'est pas non plus un Petrouchka truculent, coloré, humoristique, dansant, grouillant de vie, disons à la Cherkassky, non c'est un Petrouchka qui presse, manque de carrure et de netteté, d'allégresse et de mystère, d'aplomb et d'allure, dominé par une raideur et des manques de technique pianistique assez désarmants.
Trois bis, dont le troisième n'était peut-être pas demandé par le public, mais le pianiste a eu raison de jouer l'Etude op.2 n° 1 de Scriabine : enfin calme et détendu, modelant le son du pianissimo au fortissimo sans écraser le clavier mais surtout en s'appuyant sur un piano timbré et plein, Giltburg prenait congé après un récital qui donne plutôt envie de réécouter ses disques Naxos récents consacrés à Rachmaninov qui le montrent sous un meilleur jour.

