Dans l'obscurité du Palais des Festivals de Bayreuth, le sourd prélude de L'Or du Rhin surgit des profondeurs. Pendant les premières secondes, le public s'affaire encore un peu, et sombre peu à peu dans le silence. Belle entrée en matière, qui ne coupe pas le temps de la scène du temps de la vie, et fait de ce Ring une affaire décidément quotidienne.

D'ailleurs, la mise en scène semble tout droit sortie d'une série américaine : Wotan, milliardaire traînant chez lui en pyjama, attend la venue de Loge, son avocat, qui pourrait bien l'aider à se sortir de l'impasse dans laquelle il s'est plongé depuis son deal avec les géants de la mafia Fasolt et Fafner. La transposition n'est pas sans rappeler le Don Giovanni de Tcherniakov, qui prenait place dans un cadre et des décors similaires. La vision de Valentin Schwarz a le mérite de la lisibilité, et d'avoir su saisir un certain sens du comique qu'on n'imaginait pas dans L'Or du Rhin : grotesque vaudevillesque avec Alberich, Mime et Loge (qui recevra à ce titre des applaudissements particulièrement nourris), second degré avec Fasolt et Fafner (qui débarquent chez Wotan au volant d'une grosse voiture)... Nous avons droit comme rarement à une très belle direction d'acteurs, et à un plateau vivant, aux déplacements variés et énergiques.
Les décors suivent cette même logique. Constitués de panneaux roulants qui s'offrent et se dérobent à notre vue dans de beaux effets de perspective, ils nous donnent la sensation de regarder la scène avec un œil de démiurge ; parfois, on se croirait dans les Sims, notamment dans le deuxième tableau.
La mise en scène offre tout de même certaines énigmes. Ainsi, pendant le prélude, deux fœtus de jumeaux commencent à se battre ; l'un perd son oeil, l'autre son sexe, évoquant la dualité Wotan-Alberich. C'est aussi un moyen de rappeler que dans le Ring, tout est affaire de gémelléité, de dualité (Siegmund-Sieglinde, Fasolt-Fafner...), et de naissance : n'est-ce pas la naissance de Siegfried qui va changer le cours de l'Histoire ? N'est-ce pas tout un monde qui est en gestation à la fin du Crépuscule des dieux ?
C'est aussi par un enfant qu'est représenté l'anneau. Au début, il batifole gaiement dans le Rhin (avec un pistolet à eau, tout de même). Mais sitôt sous l'emprise d'Alberich, il est enfermé dans une cage en verre tel un rat de laboratoire et devient violent. On croirait l'origin story d'un méchant Marvel. On se souvient de l'enfant-cygne du Lohengrin de Claus Guth ; là aussi, on insiste sur le fait que l'œuvre de Wagner est constituée de drames intergénérationnels, qui portent la psychanalyse en gestation. L'enfant, que remet finalement Wotan aux géants, pourrait aussi représenter cette jeunesse éternelle que les dieux abandonnent et qui causera leur perte. L'anneau a d'autres incarnations, comme cette bouée de sauvetage que lancent les Filles du Rhin à Alberich dans le fleuve, qui l'empêche de se noyer, mais qui du même coup en fait leur captif.
Musicalement, l'ensemble est globalement excellent, les chanteurs étant sublimés par l'acoustique flatteuse du Palais des Festivals. On est particulièrement subjugué par la prestation d'Ólafur Sigurdarson. Extrêmement à l'aise scéniquement, le baryton islandais connaît si bien le rôle d'Alberich qu'il en pratique une sorte de parler-chanter admirable de réalisme. Christa Mayer est elle aussi incandescente dans son incarnation de Fricka, dans un rôle moins payant scéniquement. Tomasz Konieczny, l'un des plus grands Wotan de notre époque, semble quant à lui un peu affaibli par instants. Pour l'épreuve du feu, il faudra attendre La Walkyrie.
En revanche, on n'a guère été convaincu par Loge (John Daszak) qui ajoute à son jeu de scène très clownesque un timbre un peu nasillard, manquant de corps. Il est encore un peu tôt pour juger de la direction de Simone Young. Pour l'instant, le rendu orchestral est très précis. On attend les morceaux de bravoure de l'orchestre (et en premier lieu la Chevauchée) pour se laisser surprendre par un Orchestre du Festival qui parle de toute façon cet Or du Rhin comme une langue maternelle.