Les lecteurs assidus de Bachtrack le savent, 2024 célèbre le centenaire de la mort de Gabriel Fauré. On ne compte plus les articles relatifs à des concerts en l’honneur du compositeur français : il pleut des Requiem, des récitals de piano et des concerts de musique de chambre. Ce panorama omet cependant un des piliers de sa production musicale… Véronique Gens et Morgane Fauchois ont sauvé l’honneur sur le fil en cette fin d’année, dévoilant tout le génie d’un des plus grands mélodistes de la musique occidentale. Lors d’un merveilleux récital mêlant un florilège de pièces de Fauré et de Reynaldo Hahn, les deux artistes ont plongé le public de la Salle Cortot dans un salon de la Belle Époque.

Véronique Gens © Franck Juery
Véronique Gens
© Franck Juery

La reconstitution va même très loin, Véronique Gens rappelant à son corps défendant qu'au début du XXe siècle la grippe automnale pouvait rôder. Gênée par moment par une légère toux, la chanteuse regrettera après le concert de n’avoir pu exploiter qu’« une voix à 30% de ses capacités ». Après un concert aux qualités musicales superlatives, on ose à peine imaginer les délices d'une voix en pleine possession de ses moyens ! La soprano a exposé en effet une technique complète sans faille, variant le vibrato et les nuances de manière indépendante sur toute l’étendue de la tessiture. On s’abandonne à cette voix au timbre ambré si approprié à ce répertoire, capable de créer naturellement une atmosphère en demi-teinte dans Les Berceaux, de suggérer la rêverie d’Au bord de l’eau, de nous emmener bien plus loin que ne laisse suggérer le titre des Roses d’Ispahan.

Toute cette musicalité est intelligemment mise au service de textes somptueux, dans lesquels des auteurs prestigieux (Hugo, Verlaine, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme entre autres) magnifient la langue. La mélodie met en musique a posteriori ces textes qui existent indépendamment : la littérature et la musique sont ici inextricablement imbriquées et d’égale valeur. L’art de la diction, de comprendre et faire comprendre, est un exercice redoutable pour les chanteurs. Véronique Gens survole les difficultés pour nous proposer un texte intelligible de bout en bout. Les accents et les respirations se fondent dans le phrasé subtil de la ligne musicale, parfois à la limite de la prosodie mais jamais plat, toujours fascinant par la puissance narrative de l’interprète qui véritablement parle et dialogue avec le public. Là encore, on admire le fait que la tessiture n’altère pas la qualité de la proposition : ainsi même dans les profondeurs graves des Cygnes les mots restent parfaitement clairs.

Accompagnant la chanteuse au piano, Morgane Fauchois est une révélation. La sonorité feutrée qu’elle tire de son Steinway en sollicitant généreusement la pédale una corda tout au long de la soirée est une réussite à plus d’un titre. Outre le fait de ne jamais couvrir la voix de Véronique Gens, ce son lointain perlé et moiré participe pleinement à la recréation d’un salon de la Belle Époque, où les pianos n’étaient pas des monstres de puissance. On songe d’ailleurs plus d’une fois au tableau de Lucie Lambert en 1907 qui brosse le portrait d'un Reynaldo Hahn assis devant son piano droit, ses yeux quittant une rêverie musicale, presque surpris par la peintre.

La gestion des fins de mélodies, où le piano est souvent seul pour quelques mesures conclusives, est idéale. Tantôt prolongeant le rubato sans jamais l’exagérer, tantôt achevant l’élan musical, la pianiste conclut chaque miniature avec beaucoup de goût. On n’écoute pas juste la soprano qui chante si bien, on est captivé jusqu’aux dernières notes de chaque miniature. Mieux, le public reste attentif même pour les quelques pièces de piano seul qui ponctuent le programme. Morgane Fauchois y déploie un lyrisme discret dans le ton de l’ensemble, sans en profiter pour prendre toute la lumière et impressionner de virtuosité démonstrative. Cela ne l’empêche pas de briller, notamment à travers les atmosphères antiques et recueillies qu’elle recrée dans les deux Portraits de peintres choisis pour l’occasion.

Ovationnées, les artistes gratifient le public de deux bis aux accents émotifs et nostalgiques : À Chloris et La dernière valse de Hahn. On repart en regrettant déjà la fin du concert et cette Belle Époque idéalisée, mais définitivement convaincu par l’acoustique idéale de la Salle Cortot pour les récitals vocaux.

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