« La musique est une invitation au voyage », affirme baudelairement Jérôme Pouly en s’adressant au public de la Salle Gaveau pour introduire le concert du soir. Véritable complément de programme de luxe, le comédien ponctuera la représentation d’interventions éclairantes sur le contexte des œuvres. Que la musique soit une invitation au voyage, c’est peu dire que Guilhem Fabre le sait, lui qui arpente chaque été la France et l’Europe à bord de son camion, apportant son piano dans les endroits les plus insolites et éloignés des circuits traditionnels de la culture avec son projet uNopia. Poète, son récital du soir montrera qu’il l’est également jusqu’au bout des doigts, exploitant un Shigeru Kawai somptueux jusque dans ses plus infimes nuances.
Son interprétation de la Fantaisie de Schumann ouvre le concert avec une éloquence inouïe. Pas une prise de parole infatuée ou impérieuse, non, un geste sensible qui chante et phrase le moindre motif en se jouant de la complexité polyphonique du discours. Au point qu’on en oublierait presque d’être attentif à la structure de l’œuvre, impeccablement restituée grâce à une main gauche guidant le propos sans pour autant imposer martialement la carrure, particulièrement irrésistible dans le premier mouvement.
Celui-ci est ardent sans être précipité, le pianiste prenant parfois le temps de faire résonner les silences et allant jusqu’à phraser les arpèges avec une délicatesse exquise. Même la dernière page de la deuxième partie, pourtant prompte à tétaniser les plus virtuoses à cause de ses incessants déplacements périlleux, est conduite, aménagée pour en montrer la progression sans la moindre raideur. Le finale, couplé à un jeu de lumière déclinant jusqu’au noir complet, est un moment d’introspection dans un climat à l’esthétique ineffable, entre passion et profondeur.
Fabre continue son exploration pianistique avec les Épigraphes antiques de Debussy. Jérôme Pouly se charge d'interpréter le poème de Pierre Louÿs mis en musique par le compositeur. Le comédien adapte son expression selon les numéros, entre précision des consonnes lorsqu’il mentionne le dieu « Pan », suggestivité allusive dans « Pour que la nuit soit propice », ou encore mystères exotiques égyptiens pour la cinquième pièce.
Tout captivants et riches soient ces textes, ils s’évanouissent dès que le pianiste sollicite son instrument. Fabre réussit à dilater le temps et l’espace, hypnotise l’auditeur par les atmosphères oniriques qu’il façonne. Ces dernières semblent toutes nimbées d’une brume insaisissable, laissant entrevoir çà et là quelques éclats, comme les colliers et les perles de la troisième pièce ou les crotales de la danseuse du quatrième numéro.
Le climat de désert nocturne, encore chargé de la chaleur du jour, colore « Pour l’Egyptienne » de teintes sahariennes de légende qui semblent émaner du piano sans que le pianiste le touche. Il le sollicite pourtant, mais avec une palette de d’attaques onctueuses et douces étourdissante. Chaque pièce recueille son lot d’applaudissements, presque dommageables car brisant la dynamique du cycle.
Ce n’était pas assez d’explorer la passion amoureuse de Schumann et les paysages lointains de Debussy, il fallait bien conclure par le voyage métaphysique de la dernière sonate de Beethoven. Fabre en propose une interprétation paradoxalement très humaine. C'est un homme en proie au doute et à l’angoisse dans un premier mouvement éminemment haletant, figuré par la vélocité investie du pianiste qui se jette à corps perdu dans l’énergie du texte. Le piano vrombit, rugit, en particulier lorsque Fabre libère toute la puissance de l’instrument dans son registre grave, mais sans jamais aucune rudesse, et toujours avec cette éloquence si palpitante.

Le thème du deuxième mouvement est à l’inverse d’une sérénité et d’un sentiment de plénitude sans égal. Le personnage se rappelle momentanément son errance dans les deuxième et troisième variations, dont le pianiste restitue bien le caractère chaloupé puis bousculé, avant d’atteindre des sommets de contemplation dans une quatrième variation d’anthologie. Fabre y cisèle des guirlandes de triples croches séraphiques dans le suraigu du clavier tandis que sa main gauche fait avancer le discours avec une direction discrète et emplie de quiétude, le tout dans une nuance piano exceptionnelle et une texture sonore grisante de douceur et de précision. Un long crescendo conclue magistralement cette interprétation sensible, galvanisant l’énergie d'un public qui, un temps scotché, réserve un triomphe justifié à l’artiste.

