Accéder à l’Opéra national du Rhin en ces temps de marché de Noël relève du calvaire, tant la vieille ville de Strasbourg est envahie de toutes parts d’une foule compacte, incommensurable, qui vient peut-être ici fêter Noël et la période de l’Avent, mais surtout une idée certaine du consumérisme, du divertissement et du marchandisage made in China aux côtés de quelques artisans locaux... Heureusement et contre toute attente, alors que nous imaginions, en nous glissant dans la salle feutrée pourpre et or de l’Opéra, prolonger cet esprit doucereux et mielleux avec Hansel et Gretel d’Engelbert Humperdinck, le metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau n’y va pas par quatre chemins et propose au contraire une lecture sociale profondément cruelle du conte des frères Grimm.
Hansel et Gretel grandissent dans une friche urbaine, entre caddies, roulotte et restes d’objets en tous genres, émerveillés par la brique de lait demi-écrémé UHT que leur offre la voisine : c’est en fin de compte la face obscure du marché de Noël qu’on a laissé à l’entrée de l’opéra. Peter, le père porté sur l’alcool, essaie de joindre les deux bouts entre fabrication de balai (c’est le livret) et un boulot d’agent municipal et d'homme-sandwich (ce sont ses tenues), alors que la mère pleure le manque d'argent. Point de forêt ici au troisième tableau mais un parc d’attractions, piège à enfants qui se transformera très vite en antre pédophile au contact de la sorcière, ici sorcier-ténor travesti inspiré par la figure décadente de Marlène Dietrich à la fin de sa vie, et par l’univers du cabaret.
Certes, ce prisme social contemporain peut donner l’impression de passer l’œuvre à la moulinette d’une idéologie qui vient réduire le propos et l’imaginaire, mais il donne aussi une lecture frontale et donc percutante d’un conte où la cruauté des adultes face à l’innocence de l’enfance affleure de toutes parts. Et le livret est vraiment du pain (d’épices) bénit pour cette transposition, avec les nombreux doubles sens sexuels plus qu’équivoques notamment dans l’interaction entre la sorcière et les enfants.

Qui plus est, l’efficacité de cette lecture est augmentée par l’interprétation de Christoph Koncz, tout à fait élégante, rieuse ou féérique par endroits, sur la défensive à d’autres. À la tête de son Orchestre national de Mulhouse, le chef travaille par climats successifs dans ce petit bijou qui discourt en continu, composé par un ami proche de Wagner et qui fut son assistant sur Parsifal. On a plaisir à retrouver ce chef que nous avions tant apprécié dans La Traviata, ici dans une partition qui permet à cet ancien des Wiener Philharmoniker de renouer avec des cuivres qui sonnent chauds, ronds, élégiaques, des cordes amples et dansantes. Quelle douceur et délicatesse dans le rêve éveillé des enfants au deuxième tableau, où la musique semble adopter leur point de vue, dans une belle naïveté, sans anticiper l’histoire, à connaissance égale du monde cruel qu’ils découvrent ou en complément des rêves qu’ils traversent.
Dommage, malgré cela que, passée l’idée forte, le metteur en scène se prenne par moments les pieds dans le tapis de sa dramaturgie. On apprécie l’investissement sans faille de Patricia Nolz (Hansel) et de Julietta Aleksanyan (Gretel), plus que crédibles en jeunes adolescentes et parfaitement complémentaires vocalement, de la Sorcière tour à tour débridée et diva de Spencer Lang, mais tous les épisodes dans la maison (la course-poursuite, la lutte des enfants et surtout la disparition de la sorcière) sont bien trop brouillons pour être crédibles.
Aussi, l’idée d’éloigner la sorcière d’une figure féminine est une bonne idée (on pense au livre Sorcières de Mona Chollet) mais cela a pour conséquence problématique ici de reporter le « mal » sur une figure de travesti… De même, quid du réveil heureux et émerveillé des enfants dans la forêt au début du troisième tableau, qui n’ont « jamais aussi bien dormi » si précédemment le marchand de sable, ici adulte affilié à l’entreprise sordide de la sorcière, est venu (pantomime de la scène précédente) avec son lot d’enfants de pain d’épices contraints et sexualisés ? Enfants qui, par ailleurs, une fois libérés à la fin, effectueront pourtant encore une danse suggestive avec Hansel et Gretel… Tous ces éléments approximatifs laissent un goût amer à la promesse de ce très bon pain d’épices qui nous est proposé.
Le déplacement de Romain a été pris en charge par l'Opéra national du Rhin.

