Au détour de l'allée Frédéric-Chopin, le hameau de Nohant se dévoile comme un décor de théâtre au lever de rideau. Le marcheur s'arrête un instant pour saluer l'effigie de bronze de Frédéric Chopin qui en garde l'entrée. George Sand, ses enfants, le compositeur, Franz Liszt, Pauline Viardot, Delacroix, Flaubert et tous les visiteurs de la dame de Nohant arrivant de Paris par la malle-poste ont vu la chapelle, les deux ou trois maisons ceignant paisiblement une pelouse plantée d'arbres, puis se retournant les hauts murs de chaux et sable troués par la grande grille de fer laissant voir la grande demeure de l'écrivaine. Elle est posée à l'entrée d'un très grand jardin clos dont l'extrémité est ouverte sur une campagne de bocage et de forêt. C'est dans cet endroit inchangé depuis son temps que Chopin sera si heureux et composera l'essentiel de son œuvre. Sand jardinait passionnément revenant sale et griffée de partout de son royaume, achetait au loin plants et graines. Que dirait-elle si elle revenait ? Elles se joindrait aux protestations des mélomanes furieux de l'abandon dans lequel il est et lui vaut d'avoir perdu son statut de « Jardin remarquable ».

Javier Perianes © Nohant Festival Chopin
Javier Perianes
© Nohant Festival Chopin

Ce soir Javier Perianes rend hommage à Chopin dans la grange attenante. Le programme de son récital est remarquable d'intelligence dramaturgique et intellectuelle. Il ouvre avec la Sonate op. 26 « Marche funèbre » de Beethoven, l'une des seules que Chopin faisait travailler à ses élèves et se referme avec la « Mort d'Isolde » de Wagner transcrite par Liszt. Entre ces deux pôles, la Sonate en si bémol mineur op. 35 « funèbre », puis de deux mazurkas de Chopin, la « Ballade de l'amour et de la mort » tirée des Goyescas de Granados et les Funérailles de Liszt composées en hommage à Chopin. 

Perianes entre tout de sombre vêtu, le cheveu noir, le corps comme replié sur lui-même, il passe devant le piano comme s'il était ébloui par un projecteur dont il voudrait se protéger de la violence. Ce n'est que le public qui l'applaudit. Il salue de petits signes de la main. Le son qu'il tire du grand Bechstein est d'une force, d'une précision et d'une profondeur harmonique saisissantes plus que d'un adepte du chant et de la fluidité. Perianes est un musicien singulier dont on ne dira pas qu'il nous a ému tout au long de son récital, dont on ne dira pas non plus qu'il s'est glissé dans les œuvres qu'il jouait pour nous les faire découvrir telles qu'elles sont en les rendant à la vie, mais dont on dira qu'il s'est emparé d'elles pour les plier à sa façon à lui de les voir, de les concevoir, de les réaliser, de les projeter de son imaginaire vers le nôtre sans jamais céder à la moindre facilité. 

Mais si l'on n'a été que fugitivement ému, comme on le sera dans les deux mazurkas qui ouvraient la seconde partie, qu'il a rendues de façon nostalgique et poignante jusque dans le cri, si l'on a même été dérangé par des Funérailles dures, excessivement cuivrées, comme fermées sur elles-mêmes, plus rageuses que grandes et attristées et jouées dans une édition qu'on ne connaît pas, on a admiré l'austérité, le caractère farouche d'un artiste qui à défaut de convaincre toujours capte et retient l'attention en chaque instant. Perianes décortique la Sonate op. 26 de Beethoven, mesure après mesure, phrase après phrase, opposant dans une grande clarté d'élocution timbres et nuances, en évacuant à peu près tout ce qui est de l'ordre du sensible, de la légèreté, de la fluidité plus encore dont cette sonate témoigne dans ses mouvements ultimes, sans pour autant de la « Marche funèbre sur la mort d'un héros » faire un moment d'une densité autre que minérale : son piano est un granit noir impeccablement poli aux arrêtes tranchantes que l'on retrouvera tel quel dans une « Mort d'Isolde » bien moins sensuelle que radiographiée impitoyablement et fabuleusement réinventée. De la Sonate « funèbre » de Chopin émergera une marche heureusement prise dans un tempo allant et dont le trio ne sera fort heureusement pas phrasé comme un nocturne chantant mais sera lisse, désolé, froid, lunaire. Et comme rien n'est simple, dans le Notturno op. 54 de Grieg donné en bis, Perianes chantera d'une façon poignante à l'issue d'un récital que l'on n'est pas près d'oublier. 


Le voyage d'Alain à été pris en charge par le Nohant Festival Chopin

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