Ce ne sont ni le soliste ni le chef qui entrent en scène, mais Benjamin François, le présentateur des concerts des formations musicales de Radio France, qui va nous causer des œuvres jouées ce soir : nous sommes en direct sur France Musique et sur Arte Concert et ce concert sera à la réécoute, nous dit le programme, « pendant plusieurs mois ». Allez-y, ne serait-ce que pour vérifier que le critique de Bachtrack ne raconte pas trop de bêtises...

Alexandre Kantorow © Sasha Gusov
Alexandre Kantorow
© Sasha Gusov

L'Orchestre National de France est en place, Alexandre Kantorow est devant son piano et Cristian Măcelaru donne le départ du Concerto en fa mineur de Chopin. Quelle déconvenue ! On venait d'écouter l'intégrale des symphonies et des rhapsodies roumaines de Georges Enesco publiées chez Deutsche Grammophon qui exposent un National en grande forme et là, retour à cette routine démoralisante souvent entendue dans les œuvres concertantes de Chopin qui se venge. C'est lourd, pas impeccable, les quatre contrebasses sont pataudes, cela n'avance pas... Les musiciens du National sont sans doute trop nombreux. Tant de cordes exigent une articulation parfaite, une précision dans la balance entre pupitres qui n'est pas plus accomplie ce soir qu'il y a quelques semaines à la Philharmonie où l'Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä accompagnaient Daniil Trifonov de travers dans le Concerto en mi mineur du même Chopin. Les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Kantorow entre : il joue du piano comme un dieu, ses doigts ont l'agilité, le perlé, la délicatesse de ceux de Clara Haskil dont un enregistrement public viennois avec Carlo Maria Giulini montre précisément comme un chef et un orchestre réalisent à la perfection cette partition. Comme elle, Kantorow a le don de s'appuyer sur une main gauche quasi immuable pendant que les friselis de notes de la main droite chantent avec une liberté qui réconcilie courbe de la phrase et solfège : le rubato, c'est cela. Le pianiste est impeccable, sa sonorité est lumineuse et sans une once de ferraille, mais il ne nous tient pas en alerte : la mélodie infinie de Chopin qui sans cesse devrait avancer comme aspirée devient sage et juste jolie, le moindre accent peut-être pas idéalement placé une petite afféterie... Et la timbale sonne tellement fort qu'elle couvre tout le monde. Ce n'est pas la faute du timbalier : elle est vraiment trop près du mur qui l'amplifie déraisonnablement.

Le mouvement lent sera grevé par la même absence de tension dans la direction et le finale peinera à sortir d'un ronron orchestral agaçant. On y admire toujours, et peut-être plus encore, la finesse, la volubilité du piano jusque dans la coda lancée par un double appel de cor ce soir magnifique, comme l'ont été la flûte et le basson à chacune de leurs interventions. Kantorow la joue avec une facilité déconcertante quand d'autres pianistes y arrivent fatigués et dérapent un brin, mais si déconcertante qu'elle manque alors de tension dramatique. Nous voici déçu en bien. En bis, Kantorow se lance dans la Valse triste de Franz von Vecsey arrangée par Georges Cziffra... Il devrait la laisser reposer, car la pièce est très fragile : il y a quelques mois, il en faisait un bis d'une nostalgie étreignante. Ce soir, un numéro de cabaret un brin tapageur. Il se rattrape dans le Sonnet 104 de Pétrarque : là, il a le son, le sens du phrasé lisztien qui lui manquait dans Chopin un peu à cause de l'orchestre, mais pas que...

Le National est en tournée jusqu'au 28 mai en Espagne et dans le sud de la France. Espérons que tout ceci s'arrange, car les extraits de Roméo et Juliette de Prokofiev donnés en seconde partie ne méritent sans doute pas d'être ainsi exposés. Un peu épais, un peu terne, un peu mou, un peu joli, un peu vif, un peu étincelant, un peu expressif, un peu tragique : on est sans cesse dans le « oui mais » dans une œuvre qui tient avant tout par la qualité absolue de sa réalisation instrumentale dont tout découle, comme pour beaucoup d’œuvres du compositeur ukrainien. On peut bien sûr jouer Roméo et Juliette après Karel Ančerl, Seiji Ozawa ou encore Lorin Maazel, mais on doit s'assurer dans ce cas d'une interprétation qui aille au-delà d'une simple lecture du texte.

***11