Après le silence séparant les deux mouvements de Body Cosmic d’Ellen Reid, on n’en croit pas ses oreilles : alors qu’il nous semble entendre un murmure de cordes, aucun des pupitres en question ne joue… Paniqués, les yeux scannent la scène de la Philharmonie : il s’agit en fait des cors, dans une nuance et un timbre rarement entendus. Avec le solo de violon captivant d’Afanasy Chupin, violon solo invité, c’est malheureusement tout ce qu’on retiendra de cette création française de la compositrice américaine, commande conjointe de grands orchestres internationaux, dont l'Orchestre de Paris.

En créateur de l’œuvre, Klaus Mäkelä connait la partition sur le bout des doigts et se démène pour essayer de la rendre intéressante, cherchant à donner une direction au premier mouvement qui évolue bien vite en double phrase infinie des violons et de la harpe, platitude à peine perturbée par quelques transformations. Les intéressants jeux de textures dans la nuance piano au début de la deuxième partie ne durent pas longtemps : le caractère rythmique prend rapidement le dessus et se transforme en étude sur le trille, sans accrocher sur le long terme malgré un crescendo admirablement mené par un chef par ailleurs très précis dans sa gestique. « Méditation sur le corps humain dans la création de la vie et l’accouchement » selon les termes de la compositrice, l’œuvre, assez lisse, ne rend pas justice à un projet prometteur ou en tout cas propice à l’innovation orchestrale.
On déplore également un manque de relief dans l’interprétation du Concerto pour violon n° 1 de Max Bruch par Daniel Lozakovich, qui remplace Janine Jansen initialement programmée dans le Concerto de Johannes Brahms. Tout commençait pourtant bien : le rythme pointé du premier mouvement amène un mordant éloquent tandis que les graves puissants et chauds résonnent avec ferveur. L’approche de l’« Adagio », propice au sentimentalisme le plus dégoulinant, est interprétée avec un recul bienvenu par le soliste. Son lyrisme pudique amène une proposition chambriste intéressante qui aurait cependant certainement gagné à être caractérisée par un investissement plus marqué dans la conduite des phrases, en concentrant davantage le timbre du très beau son que le violoniste tire de son Stradivarius. Le finale restera comme prisonnier de cette esthétique, sans beaucoup d’ardeur et de panache, avec quelques passages assez arides.
C'est tout l’inverse d’un Orchestre de Paris impliqué de bout en bout. Mäkelä en fait un protagoniste actif de l’œuvre, dense sans être pesant, énergique quand il s’agit de relancer le discours mais également capable de créer des atmosphères moirées idéales pour permettre au soliste de déployer son chant. Les musiciens y sont d’ailleurs très attentifs, ne couvrant jamais Lozakovich. Cette volonté de dialogue se traduit par de nombreux échanges de regards et de sourires entre le chef et le violoniste, preuve d’une entente sincère et témoignage de la joie de jouer ensemble.
Au retour de l’entracte, la Symphonie en ré mineur de Franck permet à l’orchestre de prolonger cette dynamique, en en proposant une exécution marquante. Alors qu’on pouvait s’attendre à une version grand spectacle comme Mäkelä en est parfois coutumier, quel plaisir de voir le jeune chef d’orchestre chercher, creuser le son des cordes et accompagner chaque phrase de gestes sans esbroufe, menant ses troupes vers une homogénéité sonore saisissante. Si le Finlandais retombe parfois dans ses travers lors de quelques passages enflammés, l’orchestre en prend visiblement la mesure en réagissant avec mesure à sa gestique surexpressive.
Le premier mouvement est exemplaire dans sa progression par vagues, chacune d’entre elles éblouissant par une science des tuilages et des fusions de timbres, le tout dans un phrasé de long terme grisant. L’orchestre exploite les possibilités acoustiques de la salle à la perfection, emplissant l’espace même dans les nuances les plus piano, sans le saturer dans des forte généreux. Le tempo de l'« Allegretto » central est idéal, allant de l’avant sans être trop rapide. Tous les pupitres se meuvent dans sa pulsation, à l’image des violons qui, lors de quelques passages très fournis, prennent appui subtilement sur le premier temps, évitant le piège de l’alourdissement. Le finale conclut en beauté une interprétation généreuse durant laquelle la recherche sonore n'a jamais sacrifié la clarté de la polyphonie.

