C'est à une leçon de sensualité qu'ont assisté les spectateurs de La Cité Bleue de Genève avec Leonardo García-Alarcón dans un programme Lamenti & Sospiri autour du compositeur Sigismondo d’India, ce natif de Palerme à cheval entre Renaissance et baroque qui a grandi dans l’ombre de Monteverdi. Un concert qui a déjà fait l’objet d’un enregistrement au disque en 2021, qui est né du silence et de la décélération de la période inhérente au Covid-19, selon l’aveu du chef lui-même à la fin du concert, et qui continue de tourner encore aujourd’hui, toujours avec Mariana Flores mais accompagnée ici de la soprano Gwendoline Blondeel.

<i>Lamenti &amp; Sospiri</i> à La Cité Bleue &copy; Giulia Charbit / La Cité Bleue
Lamenti & Sospiri à La Cité Bleue
© Giulia Charbit / La Cité Bleue

Belle occasion donc d’entendre ce compositeur touche-à-tout pour l’époque à travers un hommage où les plus belles pages n’ont pas à rougir de la comparaison avec celles de son contemporain crémonais. Comme chez Monteverdi, on y remarque le savoir-faire d’une dentelle émotive, l’application d’un pourpoint ornemental et l’art d’une broderie narrative, toujours autour d’un cisèlement absolu du verbe et d’une sculpture infinie des mots. Tant d’application pour nous dire toute la solitude d’une âme en peine qui crie sans réponse, tant d’épanchement pour évoquer les turpitudes d’un amour, tant de soin pour témoigner des beautés terrestres. Rien n‘est pourtant superflu ou approximatif et tout est juste et nécessaire dans cette suavité baroque où la théâtralité est première. Les surtitres en présence nous permettent d’en saisir toute l’épaisseur textuelle.

Car si Sigismondo d’India est aussi l’un des maîtres du langage monodique dans son plus simple appareil, García-Alarcón n’hésite pas à enrichir et épaissir l’accompagnement – et donc l’émotion – grâce à une formation de cinq musiciens comprenant luth, théorbe, guitare, harpe, viole de gambe, orgue et épinette. Tout reste dans l’esprit du texte et joue d’autant plus les contrastes lorsqu’au détour d’un air, le petit ensemble s’éteint – au propre et au figuré – pour laisser entendre un solo de viole de gambe habité quasi une fantasia grâce à la merveilleuse Margaux Blanchard, ou de luth introspectif façon sérénade sous les doigts agiles et délicats de Giangiacomo Pinardi. Une petite formation qui avance ensemble, impeccablement. Dès l’entrée instrumentale du concert, sur le premier air « Vostra fui e sarò » de Jacques Arcadelt, on est marqué par l’incroyable écoute qui s’installe entre les musiciens. La simple reprise du premier thème est déjà l’occasion d’une nuance pianissimo autour d’une idée d’amour courtois.

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Leonardo García-Alarcón
© Giulia Charbit / La Cité Bleue

Comme toujours avec García-Alarcón qui s’appuie sur une thématique savamment construite, nous assistons plus à un petit opéra qu’à un récital classique. Tout est ici travaillé pour faire sens grâce à une mise en espace minimaliste et souvent très efficace – frôlant parfois le kitsch, avec des lumières certes très belles, mais à ce point changeantes qu’on se croirait à certains moments dans un son et lumières ou un concert de Jean-Michel Jarre. Avec les chanteuses, les musiciens eux-mêmes se prêtent au jeu de la spatialisation, comme lorsque Pinardi vient dans la salle sur l’air « Io viddi in terra angelici costumi », donnant la réplique à une Gwendoline Blondeel à fleur de peau, assise sur le front de scène, éclairée d’une simple poursuite. Moment en suspension où l’on plonge littéralement dans le son du luth et dans l’âme de la chanteuse.

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Gwendoline Blondeel
© Giulia Charbit / La Cité Bleue

L’air du Rossignol (« Odi quel Rossignolo ») est l’occasion pour Gwendoline Blondeel de présenter une variation complète autour de l’idée du chant. Dans un air autoréflexif, la chanteuse nous émeut autour d’un objet qui ne se présente pas autrement que comme une perfection en soi, manifeste s’il en est d’un art que l’on est en train de contempler dans un chant haut et pur, soutenu aussi peu que possible et aussi fort que nécessaire. Elle partage cette façon de mezzo forte idéal avec Mariana Flores dans une gémellité assumée et une parfaite complémentarité de timbre. Entre éthos et thanatos, les deux sopranos naviguent au gré des plaisirs, des lamentations et des soupirs. Certes, on pourrait dire que les graves sont moins charmants à l’oreille chez Flores que chez sa consœur belge, il n’empêche, le charme opère.

Elles peuvent en tous cas compter sur l’appui technologique exceptionnel d’un lieu suréquipé en matériel acoustique. C’est qu’ici, dans ce studio d’enregistrement amélioré, tout est triché. Par moments, comme déjà pour Bach et Haendel en septembre dernier, on l’entend, beaucoup. Mais le rendu du dispositif technologique est assez parfait pour nous permettre d’en profiter toutes oreilles déployées dans cette Cité Bleue aux allures d’Ircam du baroque où la musique, quelle que soit l’époque, nous reste actuelle.


Le déplacement de Romain a été pris en charge par La Cité Bleue.

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