La lumière est si tamisée dans la grande salle Pierre Boulez qu'il faut allumer son téléphone portable pour éclairer le programme de salle généreusement distribué au public. Ceux de la Philharmonie de Paris sont très bien faits : typographie lisible ; maquette qui n'est pas un délire de graphiste qui met photos et textes cul par dessus tête ; œuvres décrites avec précision et replacées dans leur temps historique par des musicologues qui écrivent pour informer.
Celui-ci précise que Lise de la Salle fait ses débuts à l'Orchestre de Paris, mais ne dit rien de semblable au sujet de la cheffe Ariana Matiakh dont la carrière est enviable. Il en aura fallu du temps pour que cette pianiste accède au saint des saints symphoniques français. Sans doute s'est-on enfin aperçu qu'elle avait une carrière internationale remarquable par la qualité de ses engagements et déjà un legs discographique de grande qualité... Ex-adolescente prodige, Lise de la Salle avait profondément ému le jury présidé par le regretté compositeur et organiste Jean-Louis Florentz qui l'avait fait passer en cycle supérieur au Conservatoire de Paris après l'avoir entendue jouer comme une grande les Miroirs de Ravel et la Mephisto Valse de Liszt, alors qu'elle avait à peine 15 ans.
Vingt ans après, elle entre en scène pour jouer le Concerto en fa mineur de Chopin. La cheffe lance l'orchestre : pour une fois, les violons attaquent ensemble et l'on n'a pas cette sensation de plonger du haut du grand huit des montagnes russes. Remarquable entrée en matière, énergique mais subtile, nuancée, qui prépare l'entrée du piano, l'une des plus risquées qui soient. Notre héroïne du soir a de l'autorité et une présence dans le son qui font dresser l'oreille. En revanche, et c'est peut-être la rançon de l'entente entre Ariane Matiakh et la soliste, le premier mouvement va être un enchaînement d'épisodes magnifiques plus qu'il ne va être ce long ruban déroulé par un soliste dont le discours irait sans cesse de l'avant, poussé par une pulsation irrésistible.
Le propos est très nuancé, avec des pianissimos sentis et admirablement réalisés par les musiciens de l'Orchestre de Paris accrochés à leur soliste et à leur cheffe. C'est très beau, mais on regrette quand même ces arrêts sur image. Comme on regrettera aussi le brin d'emphase de Lise de la Salle dans le mouvement lent pris un peu trop lentement et phrasé de façon insistante, avec des ritardandos un brin excessifs. Et si le finale est dansant, comme il se doit, et comme trop peu de pianistes ces temps-ci le font entendre, il manque comme dans le premier mouvement de cette pulsation qui fait avancer irrésistiblement le discours. Mais quelle présence ! Quelle énergie ! Et quelle prise de risques dans les dernières pages, là où généralement épuisé le soliste marque le pas ! Lise de la Salle accélère – la cheffe et l'orchestre la suivent –, prend un tempo si fou qu'elle en trébuche presque, mais se rattrape et termine en se couvrant de gloire. Ce n'est pas le Fa mineur de Chopin le plus orthodoxe qui soit, mais on admire ô combien une pianiste qui ose, fait sentir le danger, et triomphe ainsi en prenant la parole. Le public exulte autant que l'orchestre. Elle revient pour un bis qu'elle annonce – exquise politesse. Ce sera An die Musik de Schubert...
Juste avant, Ariane Matiakh avait dirigé une pièce de Charles Koechlin créée en 1989 par les Berliner Philharmoniker... mais remontant aux années 1930. Koechlin dont on dit qu'il s'était si résigné à ne pas être joué que sitôt une œuvre finie, il l'emballait dans le journal du jour, l'entourait de ficelles et la rangeait. Vers la voûte étoilée op. 129 est un nocturne, sublimement orchestré, qui aurait pu être une coproduction Fauré-Ravel-John Adams. Œuvre aux timbres lumineux surgissant d'un fond voilé, contemplative, évoluant vers un crescendo puissant, pour revenir à son propos extatique originel. On est rapidement happé par cette musique étale qui nous fait nous perdre dans l'immensité de son espace sonore.
Ce magnifique programme de concert enchaînait en seconde partie les Quatre Interludes marins tirés par Benjamin Britten de son opéra Peter Grimes et La Mer de Claude Debussy. Ariane Matiakh dirige de façon un peu anguleuse et verticale, elle cherche moins la fluidité des lignes, les gradations dynamiques et le flou orchestral qu'à faire avancer la musique de façon nette et structurée, avec un orchestre qui est chez lui dans La Mer plus que dans ce Britten marin qui, entre nous, souffre d'être placé à côté de la partition debussyste.