« Gabriel Fauré et ses admirateurs », annonce le programme. Ces compositeurs qui ont écrit des pièces en son hommage, feraient-ils fuir le public, au seuil de l'année du centenaire de la mort de Fauré ? On ne peut imaginer sans honte que le Canadien Louis Lortie, tout de même connu par ses remarquables enregistrements publiés avec une fidélité sans faille par Chandos depuis au moins trente ans, ne puisse pas remplir la Salle Gaveau ! Au moins, se dit-on, les cinq cents mélomanes qui ont fait le déplacement sont là pour de bonnes raisons. Un grand Bösendorfer attend Lortie sur scène. Le même modèle que celui que jouait András Schiff tout récemment à la Philharmonie, le fameux « Vienna Concert ». Celui-ci est noir, pas en acajou flammé. Et le son qui en sort ce soir, conjugué à la meilleure acoustique pour le piano de Paris – avec la Salle Cortot – est très particulier, en ce qu'il fait se rencontrer l'esthétique sonore des grands pianos d'avant la Première Guerre mondiale avec celle d'une facture postérieure privilégiant la projection du son.

Louis Lortie © Elias Photography
Louis Lortie
© Elias Photography

D'ailleurs et c'est assez passionnant, le son de ce piano va changer au cours de la soirée, s'arrondir, devenir plus chantant et ses aigus vont se densifier et chanter de façon moins directe que dans les Neuf Préludes op. 103 de Fauré, pièces parfois énigmatiques, d'une grande concision et économie de moyens, disparates au possible, qui ouvrent ce récital. Tendu, peut-être un peu nerveux, le pianiste y incarne à la perfection l'ambiguïté fauréenne dont Vladimir Jankélévitch parle si bien, dans une musique qui tend des pièges à qui ne se met pas à son écoute.

Lortie joue avec sévérité, allant, ne susurre pas le troisième prélude qui semble toujours un peu être une douceur nostalgique égarée dans un univers désolé. Oui, il joue, tout simplement. Cela peut sembler étrange de dire cela, mais c'est ainsi qu'on ressent ce qui se passe sur scène : le musicien est devant son établi, dans son ouvrage, et il va au bout de chaque phrase, presque sans bouger, minéral. Et c'est magnifique, car cela ne ressemble en rien à une interprétation peaufinée et reproduite de ville en ville, de salle en salle. C'est même une anti-interprétation, c'est juste la musique qui sort d'un clavier. Au fond, c'est le plus difficile à réussir : attendre que la musique surgisse.

Tout à l'heure, Lortie prendra un peu vite la Ballade op. 19 dans sa version originelle pour piano seul, celle-là même qui fit caler Liszt quand il tenta de la déchiffrer. Mais cette urgence, cette fébrilité passagère, cette violence sous-jacente sont aussi de cette œuvre qui n'est pas que cette jolie chose que Madame Long chérissait. Avec Lortie, la clarté contrapuntique, les plans sonores passent sans doute parfois au second plan, mais le narratif, l'éloquence et cette pulsation qui font avancer la musique sont là, vivants, exaltants comme l'est sa façon d'orchestrer le piano, en faisant sonner de façon impériale le grave de l'instrument : Lortie a un jeu dru, dans le clavier, une dynamique naturellement conduite. Il a cet art de faire sonner de mille façon un « piano », un « mezzo forte » et connait tous les chemins pour aller de l'un à l'autre sans le montrer. C'est un grand maître qui étudie, pense, mange la musique qu'il fait sienne, sans jamais se hausser du col.

Le public apprécie grandement cette évidence sans emphase, ce jeu large et vivant qui convient si bien au Thème et Variations qui est si peu joué en public que spontanément ne nous revient à la mémoire – à la vérité, il n'en était jamais parti – que Vlado Perlemuter dans un de ses grands soirs, lui qui donnait à cette œuvre un son de quatuor à cordes. Lortie n'est pas loin d'une telle réussite. Il a cette grandeur qui fuit la grandiloquence, cette subtilité qui fuit les idiosyncrasies, cet art de la litote qui fuit les effets. On écoute bouche bée un maître en ses œuvres. Et l'on repense en sortant à ses hommages à Fauré enchaînés en fin de première partie du récital, surtout à cette pièce tourmentée et sans complaisance de Georges Enesco : de Fauré, il avait tout compris, comme Lortie.

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