Le succès de la Philharmonie de Paris est tel qu’on en vient à remarquer quand la grande salle Pierre Boulez n’est pas comble comme en ce mercredi soir. Absence de soliste ? programme trop traditionnel ? C’est pourtant l’Orchestre de Paris et – pour la première fois semble-t-il à sa tête – l’ancien directeur musical de l’Opéra de Paris, le Suisse Philippe Jordan, que les phalanges de la capitale, qu’il n’avait pas le droit de diriger durant son mandat, ne manquent plus une occasion d’inviter, surtout depuis qu’on sait qu’il en aura fini avec l’Opéra de Vienne en 2025.

Philippe Jordan © Michael Poehn / Wiener Staatsoper
Philippe Jordan
© Michael Poehn / Wiener Staatsoper

Ce programme est justement constitué de deux symphonies viennoises inachevées de Schubert et Bruckner, un choix assumé du chef. Combien sont-ils de sa génération à connaître intimement ces répertoires, dont les plus grands interprètes auront bientôt tous disparu ? C’est d’abord de cela qu’il faut remercier Philippe Jordan : une passionnante leçon de style et d’histoire. Dans une courte vidéo présentée sur le site de la Philharmonie de Paris, le chef donne d’ailleurs les clés de sa vision et de son interprétation des deux chefs-d’œuvre. En l’occurrence ce soir il fait ce qu’il a dit, et livre une leçon éblouissante de direction d’orchestre.

Toute l’Inachevée schubertienne va baigner dans une atmosphère profondément romantique : du début si mystérieux surgi des tréfonds de l’orchestre – que le chef décrit comme la peur de la mort qui s’est emparée du compositeur – jusqu’à l’appel du hautbois planant sur le frémissement des cordes, et le thème lumineux presque dansant, plusieurs fois interrompu par les trombones qui nous ramènent à la sombre tonalité du si mineur, Philippe Jordan fait du premier mouvement d’abord un véritable Allegro moderato, usant d’un ambitus de nuances inhabituel, privilégiant la douceur des attaques, la plasticité du son de chaque pupitre. C’est d’une beauté stupéfiante.

Quant au second mouvement – selon le chef « un mi majeur qui ouvre les portes du paradis » –, il prolonge l’effet hypnotique du premier, surtout quand la clarinette de Pascal Moraguès et le hautbois d’Alexandre Gattet illuminent cet Andante con moto conçu par Schubert comme un chemin de rédemption. On applaudit très fort l’infinie tendresse de cette Inachevée jouée sans pathos ni boursouflure par un Orchestre de Paris en lévitation.

Philippe Jordan aborde ensuite la Neuvième Symphonie de Bruckner avec ces mêmes qualités. Le chef suisse l’avait déjà démontré dans la fosse de l’Opéra de Paris : il fuit les effets faciles et plonge toujours au cœur des partitions. Sa lecture du dernier Bruckner répond aux mêmes impératifs et, si l’on avait eu la partition en main, il ne fait nul doute qu’on aurait été comblé par ce respect scrupuleux des intentions – parfois erratiques (le troisième mouvement) – du compositeur et par sa maîtrise incomparable des masses orchestrales.

Pourtant dès l’immense crescendo initial, on est surpris par la prudence, la réserve même du chef au point qu’on entend à peine les cors et les Wagnertuben se distinguer des trémolos frémissants des cordes. On admirera certes ensuite la conduite souveraine du premier mouvement mais on l'aurait aimé plus animé de l’intérieur, plus mobile, moins solennel et retenu.

Le deuxième mouvement (Scherzo) est mieux venu en ce qu’il est vraiment « bewegt » (agité) et « lebhaft » (vif), en particulier dans ses mesures initiales qui préfigurent pour certains la sauvagerie du Sacre du printemps. Tant de chefs oublient ici la mesure à trois temps et l’impulsion qui doit partir du premier temps en nous infligeant un assaut de Panzerdivision à pavillons déployés, qu’on est particulièrement reconnaissant ce soir à Philippe Jordan de nous épargner ces excès. Même si on eût apprécié plus de liberté, de rebond, de ces aspects populaires dont la musique de Bruckner n’est jamais éloignée. Le trio sonne comme du Mendelssohn et fait briller la petite harmonie de l’Orchestre de Paris.

L’Adagio final est traité par le chef avec le même souci de beauté formelle – on a rarement entendu un Orchestre de Paris aussi fusionnel – et de respect du texte – par bien des côtés énigmatique. Cet « adieu à la vie » introspectif et contemplatif culmine dans un terrible accord dissonant et se conclut presque dans le silence, dans la lumière extatique du même mi majeur que l’Inachevée de Schubert.

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