Dans le domaine de la musique classique, il est fréquent désormais d’assister à des concerts-concepts qui, par des enchaînements travaillés aussi bien musicalement que par une sorte de scénographie, tissent des liens étroits entre les œuvres au programme. Sous la direction de Sir Simon Rattle, le London Symphony Orchestra a par exemple récemment rapproché de manière inattendue Ligeti et Wagner, tandis qu’Esa-Pekka Salonen célébrait la renaissance post-Covid en renouant subtilement le fil de la création aux grandes œuvres du passé lors d’un concert spectaculaire à la Radio suédoise.
En 2019 en haut de la colline de Vézelay, Mathieu Romano, son Ensemble Aedes et l’orchestre Les Siècles avaient fait une proposition comparable, introduisant le célèbre Ich bin der Welt abhanden gekommen de Mahler par une pièce de Wolfgang Rihm. Trois ans plus tard au même endroit, les mêmes protagonistes récidivent dans un nouveau programme qui amène ce genre d’expérience à un autre degré d’aboutissement. Pour arriver au point culminant de la soirée – le grandiose Stabat Mater de Francis Poulenc –, le chef a imaginé un « chemin de foi » en huit stations d’époques et de styles variés. Allant de Clément Janequin à Olivier Messiaen en passant par Rodion Chtchedrine, Carlo Gesualdo ou encore Charles Ives, chaque pièce apporte sa pierre à l’édifice mystique, évoquant l’espoir (Janequin), la foi (Pärt), le doute (Ives) ou la souffrance (Gesualdo).
Sur le papier, l’ensemble est si varié qu’il pouvait faire craindre un effet de playlist hétéroclite… Sous la haute voûte de la basilique Sainte-Marie-Madeleine, en ce samedi soir, cette inquiétude est bien vite dissipée. Car les liens tissés entre les pièces sont formidablement convaincants, chargeant les œuvres d’une expressivité nouvelle : la flûte antiquisante de L’Ange scellé répond par exemple naturellement à la polyphonie ancienne de Janequin avant de se retrouver ensuite chez Jolivet (Incantation n° 4), tout en annonçant la question que posera la trompette chez Ives. L’enchaînement le plus émouvant surviendra à la fin du premier mouvement de L’Ascension d’Olivier Messiaen. Faisant écho à la Question sans réponse et à sa conclusion en suspens, cette « Majesté du Christ demandant sa gloire à son Père » connaît finalement une issue inattendue : juste après le dernier accord retentissant, ce sont les premières notes frémissantes du Stabat Mater qui se font entendre, abandonnant les aspirations divines de Messiaen pour les souffrances humaines de Poulenc. L'effet produit est vertigineux ; ce « chemin de foi » est bel et bien un voyage intérieur dont on ne ressortira pas inchangé.
Si le pèlerinage est si captivant, c’est avant tout grâce aux interprètes, au premier rang desquels officie un Mathieu Romano transcendé par l’événement – il s’agissait de son dernier concert avec Aedes en tant qu’ensemble en résidence à Vézelay. Tout le long du programme, sa concentration intense tient en haleine chanteurs, instrumentistes et auditeurs, suspendus à ses gestes de la première à la dernière note jusques et y compris dans les transitions, si importantes ce soir. Non content d’être un chef de chœur accompli (excellent dans le dessin du contrepoint dans Pärt), Romano se montre aussi face aux Siècles un chef d’orchestre d’une écoute et d’une précision à l’égard des instrumentistes défiant toute concurrence : dans le Stabat Mater, le chœur et l’orchestre atteignent ainsi une osmose que bien des grands chefs ne frôleront jamais de la baguette (saisissant Quis est homo).
Face au maestro, les troupes répondent présent à l’unisson. Le lendemain du concert du Chœur de la Radio Lettone, Aedes prouve qu’il fait partie de la même catégorie des très grands ensembles vocaux, avec peut-être même un soupçon d’homogénéité collective supplémentaire, l’écoute entre les pupitres permettant des phrasés d’une cohésion rare. Quant aux musiciens des Siècles, ils suivent le chef comme un seul homme, acceptant d’adopter des dynamiques parfois extrêmement confidentielles pour laisser passer les voix (sans perdre ni en qualité du timbre ni en précision des articulations) et atteignant à l’inverse des sommets éclatants quand Romano libère les décibels. Mention spéciale à la flûte de Marion Ralincourt, divine dans l’Incantation qu’elle entonne depuis les hauteurs de la basilique, et à la trompette métaphysique de Pierre Marmeisse, qui assume sans ciller le difficile poids de la question existentielle chez Ives.
À l’issue de ce concert qui aura atteint des sommets et procuré des émotions uniques, Mathieu Romano a l’intelligence de proposer, en bis, un chœur de Janequin qui unit dans le chant les voix d’Aedes et les musiciens des Siècles, debout comme leurs camarades. Toutes les nuits tu m’es présente / Par songe doux et gracieux. On se souviendra longtemps de ce samedi 27 août 2022.
Le voyage de Tristan a été pris en charge par les Rencontres musicales de Vézelay.