Hofesh Shechter est un habitué du Théâtre de la Ville. Depuis 2010, ses spectacles y sont présentés régulièrement, à la grande satisfaction d’un public de fans absolus qui s’avèrent de plus en plus nombreux. Elève et disciple d'Ohad Naharin, Shechter avait cependant déçu une partie des balletomanes lors de la présentation au printemps à l'Opéra de The Art of Not Looking Back, œuvre pourtant très forte mais noyée parmi d’autres et peut-être pas assez introduite auprès des spectateurs. SHOW en revanche est mis en valeur comme il se doit : le spectacle a déjà été donné en avril 2018 aux Abbesses, mais projette une telle force esthétique et émotionnelle qu’on gagne évidemment à s’en imprégner à nouveau. Un véritable incontournable de la saison, bien loin des grands classiques présentés ailleurs, de manière autrement plus (trop ?) conventionnelle, en cette période de fêtes.
Le ballet commence dans une douce pénombre, embellie par la brume. Des corps de danseur.se.s s’y insèrent et forment rapidement une communauté ; c’est un groupe dont la force provient précisément de sa résistance par rapport aux éléments extérieurs (obscurité, nudité du plateau, ailleurs menaçant). Ce tableau introductif réussi laisse bientôt la place à une atmosphère tout autre, amenée par un effet visuel saisissant : alors que les corps semblaient en noir et blanc tant la luminosité était faible, les spots se figent soudain au maximum de leur puissance, pour nous imposer avec violence l’image implacable et décalée de ces êtres déguisés en gens de la bonne société (collerettes, manches bouffantes, bas et gilets à l’appui). Cette partie de SHOW, esthétisée à l’aide de sourires et d’une bonne humeur forcés, fait écho à Clowns (2016), ballet de Shechter que SHOW reprend dans cette section, et qui utilise de manière parodique des éléments caractéristiques de sociétés traditionnelles (costumes soignés, danses codifiées, présentation de soi artificielle).
Ces deux phases assez brèves amènent de manière très naturelle la séquence la plus longue et la plus marquante. Alors que la puissance de l’idée de communauté et l’hypocrisie d’une société ultra-normée étaient les thèmes prédominants, la violence vient soudain au cœur du propos, comme on s’y attendait. La musique jusqu’alors doucement électro (à l’exception d’un petit extrait de classique) devient farouchement percussive, et l’agitation provoquée par ce flux sonore virulent entraîne les danseur.se.s dans une sorte de transe inéluctable. Les mouvements un peu énergiques voire énervés se transforment en éruptions de colère, et les huit artistes – qui semblent alors jouer une tragédie plus que danser une chorégraphie – se mettent à tuer à tour de rôle leurs camarades, grâce à des mimes réalistes, calculateurs, froids, esthétisés pourtant. Ainsi, quatre d’entre eux tirent sur quatre autres ; au bout de quelques secondes, dès que le groupe des assassinés se relève, la loi de la vengeance s’applique et les tueurs se retrouvent à leur tour au sol. Ces cycles perpétuels extrêmement frappants visuellement, et néanmoins amenés de façon plus symbolique que littérale, dénoncent ce qu'est devenu l'homme, à cause de la guerre, de la souffrance, de siècles de traumatismes et atrocités dont on ne peut sortir indemne en tant qu’êtres sensibles. Outre les corps déchaînés, les visages sont tous très expressifs, mis en valeur par des lumières variables parfois hyper crues (et parfois projetées de manière saccadée comme des flashs), et construisent une dramaturgie qui amène l’imagination du spectateur dans des contrées sombres et terrifiantes, en apparence lointaines et cependant tristement familières. Le paradoxe du spectacle réside dans l’impression qu’une énergie incontrôlable s’exsude en continu de ces corps, les rendant parfaitement résistants et même beaux grâce à leur force, mais aussi bizarrement similaires eu égard à la combativité inhérente qui définit leur façon de se mouvoir. L’esprit de lutte, semble-t-il, unit tous ceux qui le partagent – dès qu’on prend un peu de recul.