Comment ne pas dire la joie de retourner dans un théâtre fermé depuis maintenant sept mois à la suite du deuxième confinement et l’émotion qu’on éprouve à être à nouveau dans une salle pour assister à ce spectacle vivant qui nous a tant manqué, même si la salle bruxelloise ne peut accueillir pour l’instant plus de 200 spectateurs ?

Tosca à La Monnaie
© Karl Foster

Tosca est un opéra particulièrement indiqué en ces temps de distanciation physique, avec son nombre réduit de protagonistes sur scène (les chœurs sont placés dans une salle séparée et leurs interventions retransmises par haut-parleurs dans la salle), l'orchestration adaptée par Frédéric Chaslin à une formation réduite d’environ 50 musiciens (ce qui étonnamment ne se remarque qu’à peine, et encore favorablement par une transparence accrue du tissu orchestral).

Pour sa première mise en scène à la Monnaie, Rafael Villalobos s’en tient à deux idées essentielles. La première est que Tosca est assujettie à une double peur : celle du pouvoir temporel incarnée par la Rome de 1800 où gouverne depuis le Vatican le Pape, et celle de Dieu telle que distillée par un catholicisme vu non comme un vecteur de spiritualité mais comme un instrument de contrainte allié au politique. La seconde est d’établir un parallélisme avec la vie et la mort de Pier Paolo Pasolini, persécuté – selon le metteur en scène espagnol – près d’un siècle et demi plus tard par ces mêmes impitoyables structures de pouvoir romaines. À l’appui de sa vision, Villalobos établit un parallèle entre l’univers de Pasolini (et en particulier son film Salò ou les 120 journées de Sodome) et les turpitudes du baron Scarpia. Pour intéressante qu’elle puisse paraître, nous verrons que c’est une fausse bonne idée qui dépare une direction d’acteurs d’une grande finesse.

Le décor extrêmement efficace d’Emanuele Sinisi se compose d’un plateau tournant qui renferme deux enceintes semi-circulaires : la première fait penser à un Colisée miniature stylisé et renferme la seconde constituée de minces et hautes tubulures. C’est là que Cavaradossi (Andrea Carè, ténor à la voix chaude mais en légère méforme) peint sa Madone alors que pend des cintres une immense et superbe toile rectangulaire (signée Santiago Ydáñez) représentant la moitié gauche d’un visage féminin, et que fait son entrée Floria Tosca, incarnée ici par Monica Zanettin. La soprano italienne est une chanteuse assez particulière : elle fait montre d’une technique sûre et d’un talent dramatique extrêmement convaincant, même si la voix est peu colorée, assez dure et marquée d’un vibrato parfois envahissant. Ses confrontations avec l’excellent Scarpia de Dimitris Tiliakos (chanteur au timbre noir et à la diction mordante, acteur plein de morgue) sont un régal.

Dimitris Tiliakos (Scarpia) et Monica Zanettin (Tosca)
© Karl Foster

Après avoir très bien cerné les rapports entre les trois protagonistes au premier acte, Villalobos va faire de Pasolini un personnage de l’opéra. En guise de prélude au deuxième acte, on voit dans une loge d’avant-scène Pasolini et Pino Pelosi (le prostitué longtemps tenu pour responsable de la mort du cinéaste) danser et se faire des mamours au son de Love in Portofino de Dalida (version Andrea Bocelli).

Retour sur la scène où de magnifiques nus en noir et blanc d’Ydáñez tapissent le fond du bureau de Scarpia qui interroge Cavaradossi. Quand arrive Tosca, le chef de la police – dans une déroutante volte-face christique – lui lave les pieds. Alors que le peintre quitte les lieux pour être soumis à la question, arrivent trois éphèbes dans le plus simple appareil. L’un d’entre eux s’allonge sur la table du repas à côté du porcelet qui y trône, un autre se blottit contre Scarpia, un troisième se promène à quatre pattes. Tosca chante Vissi d’arte en s’adressant à un éphèbe allongé sur le sol, qui l’écoute hébété tandis que Scarpia se passe autour de cou une chaîne reliée à des menottes... On aura compris que la greffe de Salò sur Tosca ne prend pas vraiment et que cette approche parasite l’opéra plutôt que de l’enrichir.

Andrea Carè (Cavaradossi) et Monica Zanettin (Tosca)
© Karl Foster

On aura encore droit à une dernière étreinte entre Pasolini et Pelosi sur fond de chant du berger au début du troisième acte. Et quand Cavaradossi chantera E lucevan le stelle, il sera rejoint par Pasolini ressuscité, avant d'être liquidé par une blonde à chignon en guise de peloton d'exécution. Quant à Tosca, elle ne se jettera pas dans le vide mais sera comme happée par une lumière éblouissante dans le fond de la scène – les éclairages signés Felipe Ramos sont par ailleurs magnifiques.

Les avis divergeront sans doute sur la mise en scène, mais certainement pas pour ce qui est de la prestation de l’Orchestre Symphonique de La Monnaie et de son directeur musical. Véritable chef de théâtre, Alain Altinoglu réussit aussi bien à traduire la beauté et la passion de la musique qu’à mettre en valeur toutes les innombrables subtilités de la partition.

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