Mitsuko Uchida revient pour un bis que le public lui demande avec insistance, se glisse vers le piano avec la grâce d'une fée bienveillante, pendant que Simon Rattle reste au fond de la scène, parmi les musiciens du London Symphony Orchestra. C'est au superlatif du piano que la pianiste britannique chante l'« Aveu » du Carnaval de Schumann dont elle vient d'interpréter le Concerto en la mineur. C'est la seconde fois qu'on l'entend le jouer à Paris. Nous n'avons pas oublié la façon dont elle avait pris la parole, dès l'entrée, il y a bien vingt ans. Cette éloquence, ce son qui parle, cette fragilité aussi sont toujours là. Si beaux, si vrais, si essentiels.

Mais les années ont passé et Mitsuko Uchida ne joue pas ce soir Salle Pleyel mais dans la bien plus vaste Philharmonie où il lui faut faire avec un orchestre dont les effectifs sont bien trop nombreux pour l'Opus 54 de Schumann... Les forces manqueront parfois à la pianiste que l'on rêverait entendre dans la même œuvre accompagnée par une formation d'une cinquantaine de musiciens dans une salle plus petite. D'autant que la musicienne privilégie la tendresse, l'intimité aux élans amoureux, à la fébrilité de cette œuvre composée par Robert pour Clara, l'amour de sa vie. Uchida ne joue pas devant comme un tambour-major, elle parle à l'unisson de musiciens attentifs qui, sous la direction de Rattle, entrent dans les phrasés de la pianiste, osant des pianissimos impalpables parfois mais toujours éloquents. La grande houle de la main gauche, le caractère haletant du premier mouvement passent au second plan, mais les plages de rêverie et le sentiment d'être impliqué en tant qu'auditeur dans cette lecture subtile, assumant ses faiblesses passagères, submergent toute critique. D'autant que dans la cadence, Uchida montre qu'elle peut se cambrer et lancer des flèches depuis son piano, quand même un peu perdu dans ce grand vaisseau. Dans le finale qui s'enchaîne à un deuxième mouvement tout de grâce et de poésie, la pianiste réussit à gérer ses forces grâce à un chef qui la porte avec des attentions incroyables jusque dans les dernières pages où elle prend la parole avec détermination et flamme. C'est cela faire de la musique : se mettre au service d'un texte, écouter, respirer et chanter unis, surtout dans une telle œuvre au fond très mozartienne.
Le concert n'avait pas bien commencé avec l'ouverture de Genoveva de Schumann en raison – pardon d'insister – d'un effectif vraiment trop grand pour une œuvre qui gagne à plus de sveltesse, d'avoir des phrasés découpés avec plus de vivacité. Ces cordes pléthoriques sonnant dans l'acoustique trop généreuse dans le grave de la Philharmonie font que la musique reste à terre, terne, lourde, malgré un chef qui pourrait néanmoins prendre un tempo de base plus vif et tenter d'alléger le tissu orchestral, ce qui n'est pas gagné, car ce n'est pas la première fois que l'on note cet embonpoint sonore.
Mais il a très bien fini avec la Symphonie n° 3 de « Rachmaninoff » comme l'écrit la Philharmonie dans son programme en respectant scrupuleusement la translitération employée par le compositeur qui n'a jamais écrit autrement son nom ainsi orthographié sur sa tombe dans le cimetière américain où il a voulu reposer après s'être fait naturaliser citoyen des États-Unis d'Amérique pour remercier ce pays de lui avoir tant donné. Pourquoi insister sur cet aspect-là du compositeur ? Parce qu'après son départ de Russie soviétique, le compositeur est resté silencieux pendant neuf ans, avant de recomposer quelques œuvres qui sont autant de chefs-d'œuvre. De cette symphonie, on a pu dire avec un brin de mépris que son langage était anachronique et sottement qu'elle était hollywoodienne. Or elle n'aurait en aucun cas pu être composée en Europe, à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle. Ses alliages de timbres – ah ! les trompettes bouchées éclairant les violons tout en grinçant –, ses incessantes ruptures, ses oppositions de masses, de couleurs, de rythmes, ces mélodies de timbres sont bien des années 1930 et absentes de la bien plus célèbre Symphonie n° 2 composée avant le départ de Russie. Rattle et les musiciens du LSO jouent cette mal-aimée qui se fraie néanmoins une place dans les concerts grâce à de tels hérauts, avec la conviction qu'ils défendent un chef-d'œuvre qui doit encore l'être. Et passent alors ces moments de lumière vite réprimés, comme toujours dans la musique de ce compositeur, par une nostalgie, une tristesse diffuse poignantes.