Célébrer Martha Graham, c’est rendre hommage à une immense artiste, visionnaire, révolutionnaire, mythique. Mais célébrer – avec quelques semaines d'avance – le centenaire de la Martha Graham Dance Company au Théâtre du Châtelet, c’est faire dialoguer la danse d’avant-garde du XXe siècle inventée par « la prêtresse » et le génie créatif effervescent de notre époque. Dans le programme A de cet événement intitulé « Graham 100 », deux chefs-d’œuvre de la grande chorégraphe américaine précèdent deux pièces contemporaines, l’une s’inscrivant dans la continuité de Graham, l’autre dans une rupture apparente : ce cheminement chargé de sens rend perceptible la singularité et la richesse de chacune des écritures.
La première partie invite à plonger au cœur de l’univers Martha Graham, avec d’abord un duo daté de 1947, Errand into the Maze, sur une musique de Gian Carlo Menotti. Le ballet illustre la confrontation entre le Minotaure, un danseur farouche qui représente « la Créature de la Peur », et Ariane, qui se substitue au héros masculin du mythe originel (Thésée). Ouvrant les hostilités, la danseuse-héroïne se meut avec détermination grâce à un ancrage solide, déployant des mouvements fermes et précis et s’appropriant immédiatement une bonne partie du plateau pour asseoir sa présence. Dès l’apparition du monstre, un rapport de forces inégal s’instaure : bras puissamment écartés du fait d’un bâton fixé entre ses épaules (qu’il gardera ainsi tout au long du ballet !), le danseur impose une attitude agressive, fort de sa posture autoritaire mettant en valeur à outrance sa musculature. Le combat entre les deux corps se traduit par des séquences de lutte captivantes, où le symbole est exacerbé mais jamais outrancier ; l’audace de la danseuse lui permettra in fine de prendre le dessus. Au-delà de l’intérêt chorégraphique du duel, cette lutte revêt en outre un sens psychologique, proposant une lecture imagée des mécanismes qui sont à l’œuvre dans l’inconscient féminin.
Cave of the Heart présente des caractéristiques assez semblables à celles de la première pièce : musique de Samuel Barber (même époque que Menotti avec qui il a travaillé), mise en scène d’Isamu Noguchi toujours, costumes de la chorégraphe elle-même, thème mythologique comme précédemment et par conséquent nombreux symboles encore et lecture psychanalytique sous-jacente. Cette fois, c’est l’histoire de Médée qui sert de fondement à la narration où prennent vie quatre personnages : Jason, sa fiancée la princesse de Corinthe, la Sorcière trahie par Jason qui a été son amant, et une allégorie du Chœur omniscient mais impuissant. La chorégraphie met en valeur chacune des personnalités représentées (qui s'expriment dans des solos finement composés) et place au centre la force destructrice qui habite Médée, superbe dans la revendication de ses passions. C’est à elle que revient le dernier mot tandis qu’elle triomphe, parée d’une structure métallique flamboyante évoquant son refuge chez le Soleil son père.

Après l’entracte, place à Désir, création de Virginie Mécène (ancienne de la compagnie), qui honore l’esprit de Martha Graham en s'inspirant directement de photographies d’elle. C’est Aurélie Dupont qui danse ce solo dans une robe grenat parfaitement conçue pour rendre l’impression de poses successives, tout en leur donnant vie grâce à l’élasticité du tissu. L’ancienne danseuse étoile de l’Opéra national de Paris nous cueille sans aucune difficulté durant ces quelques minutes de ports de bras, fentes et cambrés réalisés en toute simplicité. Quelle excellente idée que d’inviter une soliste déjà quasi légendaire, à l’élégance éclatante, hors du commun, pour faire revivre le souvenir de Martha Graham !
Contraste radical avec la dernière œuvre, Cave d’Hofesh Shechter (2022), sur une bande-son de pure techno. Le calme de Désir est balayé par la fête irrépressible qui est amenée sur scène par une quinzaine de danseurs et qui ne cesse de s’accentuer, encore et encore, jusqu’à ce que le public s’en mêle, « vocalement et physiquement », comme l’y invitait avec malice la directrice de la Martha Graham Dance Company dans son discours en préambule. La pièce de Shechter, commandée par la compagnie, avait pour intention de créer un pont entre le milieu chorégraphique institutionnel et le monde tout à fait à part des rave parties, dont l’existence influe sur le mouvement tel qu’il se manifeste au XXIe siècle.
Finalement, les similarités entre la proposition artistique qu’ose Cave et la danse imaginée par Martha Graham se font jour très logiquement : la dimension d’avant-garde, l’intensité des échanges entre interprètes, l'enracinement profond dans le sol et le message présent dans le propos – implicite mais lisible, même inhérent à l’esprit du geste en soi. Une preuve éloquente, s’il en fallait, de l’influence impérissable de Martha Graham.

