C'est une salve d'applaudissements, bientôt une ovation debout qui saluent les derniers accords du Miserere de Louis-Nicolas Clérambault dont tout porte à croire qu'il vient de connaître sa création brésilienne, près de trois siècles après sa composition, tout comme les œuvres de Jean-Joseph Mouret, d'André Campra, de François Colin de Blamont qui l'accompagnaient ce soir, salle Cecilia Meirelles ! Et l'on songe à ces années qui précédèrent la Grande Guerre, quand le seul moyen de relier la France au Brésil était le navire, celui que Blaise Cendras prendra pour y Bourlinguer (Gallimard), celui que Paul Claudel et son secrétaire Darius Milhaud prirent pour venir à Rio, pendant que Guiomar Novaes, Antonietta Rudge, Souza Lima, Arnaldo Estrella, Heitor Villa-Lobos, Francisco Mignone étaient partis, allaient partir pour l'Europe travailler qui son piano, qui la composition, qui se faire jouer. On songe à cette époque qui voyait créer à Rio, les Images de Debussy, la musique de Ravel, de Fauré quelques semaines après leur première française... Juste le temps qu'il fallait aux partitions pour arriver depuis Paris.

Aujourd'hui, le Brésil traverse une crise politique et morale qui touche tous les secteurs de la société, et bien évidemment la culture. Tout particulièrement ce que l'on appelle ici la « musique érudite » en opposition à la « musique populaire » connue sous l'abréviation de MPB – musica popular brasileira –, qui comble d'ironie est souvent d'une érudition musicale incroyable. La pianiste et metteur en scène d'opéra Cesarina Riso a reçu dans sa grande maison tous les musiciens qui sont passés à Rio depuis 50 ans, de Stravinsky à Jean-Efflam Bavouzet, en passant par Maria Callas et Leonard Bernstein avec lequel elle a joué le Concerto KV 491 de Mozart, se souvient très bien de la rencontre de Tom Jobim et Arturo Benedetti Michelangeli, chez elle, pas loin du grand Steinway : « ils étaient très très curieux, intéressés par le travail de l'un et de l'autre. Ils ont discuté avec beaucoup d'animation toute l'après-midi. » Qui l'eût cru ? Michelangeli toqué de Agua de março...


C'est dans ce contexte que le Centre de Musique baroque de Versailles organise avec l'Orchestre baroque de l'Unirio (OBU), l'ambassade de France et l'Institut français qui apporte son aide logistique et financière les Semaines de musique baroque dont la troisième édition vient donc de s'achever le 10 décembre, par un concert triomphal, devant une salle dont l'enthousiasme émeut le critique européen, car elle lui rappelle l'esprit de résistance qui animait public et musiciens des années 1970 en France lors des concerts baroques, la sensation d'être soi-même de l'aventure, d'être plus qu'un auditeur.
Mais il s'agit moins de donner des concerts ici que d'apporter aux musiciens brésiliens qui le demandent les partitions et le « mode d'emploi » pour les donner. Treize jours de travail, seize répétitions, des master classes de chant, de violon, de musicologie appliquée que la soprano Katia Velletaz, la violoniste et chef d'orchestre Stéphanie-Marie Degand et Benoît Dratwicki, directeur artistique du CMBV, donnés à la cinquantaine de musiciens de l'OBU dont la coordinatrice Laura Ronai est aussi la flûtiste.
Aujourd'hui titulaire de la classe de flûte moderne et baroque à l'Université de Rio, docteur en musicologie et également maître du cours « Appréciation et critique musicale », Laura Ronai a fondé ce groupe plutôt qu'orchestre, il y a quinze ans avec cinq musiciens : trois flûtistes, un claveciniste et un violoncelliste ! Ils sont aujourd'hui une cinquantaine que la passion soude. Ils n'ont pas d'argent, juste l'envie : certains sont donc chauffeurs Uber, d'autres électriciens, un est ingénieur dans les sous-marins, certains jouent dans l'Orchestre de l'Opéra ou ailleurs, certains habitent en Europe mais viennent ici retrouver les amis, certains, enfin, sont tout jeunes : un violoniste a 16 ans. Il vient d'une favela, comme un autre musicien qui a commencé le violoncelle il y a quatre ans, en a aujourd'hui 18... se débrouille plus que bien. Quel choc ! passer sans coup férir de la favela à la cour des Louis XIV, de rites et de règles qui ne sont pas précisément les mêmes, bien que tout aussi impérieux... Et pourtant, deux heures et plus de transport pour venir aux répétitions ne les effraient pas. D'ailleurs, ce soir ils dorment chez Laura Ronai qui va dormir ailleurs pour leur éviter d'avoir à rentrer si loin, si tard.

Benoît Dratwicki est sur un nuage. D'abord, il lui a fallu prendre le violoncelle que des musiciens lui ont tendu : « Tu es ici, tu vas jouer avec nous. » Ce qu'il a fait, évidemment avec plaisir. Puis il lui a fallu donner des cours, expliquer la prosodie, les mystères de l'articulation à la française, les particularités solfégiques de la musique versaillaise à des musiciens avides de savoir jouant pour un public dont on n'imagine pas assez combien il est en attente d'une telle bouffée d'oxygène. Combien dépensez-vous pour ce projet ? « 15 000 euros pour les cachets, l'hôtel. L'institut français paie les billets d'avion, les frais sur place et aide à la réalisation des programmes. » Comme on le voit, c'est une économie modeste qui se met au niveau des possibilités locales : il ne s'agit pas de débarquer en conquérants, mais de travailler et de semer des petites graines.