Fallait-il reprendre cette Alcina pensée il y a déjà plus de 20 ans par Robert Carsen ? À en croire le très grand succès remporté par cette soirée de première au Palais Garnier, la réponse est oui. On peut ne pas adhérer à la lecture du metteur en scène canadien. Impossible, en revanche, de lui dénier cohérence et lisibilité : le contraste brutal entre l’univers d’Alcina (celui de l’art, de l’artifice, des sentiments travestis) et le monde extérieur (celui de la Nature et de la sincérité), symbolisé par une opposition violente de couleurs et de lumières, fonctionne toujours aussi bien.

Alcina au Palais Garnier
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Dans cette version, rappelons-le, Alcina devient une sorte de prédatrice ensorcelant les hommes pour son propre plaisir, et c’est sa mort (et non le fait de briser l’urne magique) qui met un terme à ses pouvoirs : ces modifications du livret ne nuisent en rien à l’intelligibilité de l’action et restent toujours en phase avec l’émotion distillée par la musique ; et les moments forts de la mise en scène (la scène de furie de l’héroïne, l’air au cours duquel « Ricciardo » redevient Bradamante, le tableau final où l’on voit les hommes sortir lentement de la léthargie qui les accablait…) ont toujours le même impact sur le public. Seules agacent les pitreries de Morgana, conçues sur mesure pour la personnalité de Natalie Dessay qui, à l’époque, se faisait une spécialité des personnages de femmes plus ou moins hystériques à la libido très affirmée.

Alcina au Palais Garnier
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Mais si cette reprise est un succès, c’est aussi et surtout parce que l’Opéra a su réunir une distribution de premier plan. Roxana Constantinescu est une Bradamante touchante, même si le souffle est un peu court et la projection limitée pour affronter les vocalises et le ton martial de « Vorrei vendicarmi ». La grande et large voix de Nicolas Courjal manque un peu de stabilité pour les lignes sobres et épurées de Haendel ; mais la basse française n’en compose pas moins un Melisso tout à fait convaincant. Rupert Charlesworth remporte un joli succès pour ses débuts à l’Opéra de Paris : le ténor, à l’aise scéniquement, fait entendre une voix de belle texture (l’émission devient cependant un peu nasale dans les aigus…), soutenue par une technique maîtrisée.

Rupert Charlesworth (Oronte) et Sabine Devieilhe (Morgana)
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

On peut aimer, en Morgana, des timbres un peu plus ronds et plus corsés que celui de Sabine Devieilhe. Mais si le timbre est léger, la projection est impeccable, la musicalité constante (y compris dans certaines extrapolations stupéfiantes dans l’aigu et le suraigu) et le style souverain. Son dialogue avec le violon solo dans « Ama, sospira » est un pur délice ! Gaëlle Arquez virilise sa voix et sa démarche de façon très convaincante, et dessine un splendide Ruggiero, impressionnant dans le chant orné de son aria di caccia du troisième acte, mais plus encore dans l’émotion recueillie de « Verdi prati », instant de pure poésie, sans doute l’un des moments les plus marquants de la soirée.

Gaëlle Arquez (Ruggiero) et Jeanine de Bique (Alcina)
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Jeanine de Bique débute enfin à l’Opéra de Paris. La voix met quelque temps à se chauffer et à délivrer toute sa puissance d’émotion. Mais dès la fin du premier acte, l’excellence est au rendez-vous. La chanteuse a pour elle un timbre très personnel, immédiatement reconnaissable, une voix souple et colorée jusqu’aux deux extrêmes de la tessiture, une technique aguerrie, mais aussi un goût très sûr qui lui permet de distiller une émotion poignante mais dépourvue de tout pathos ou de toute emphase : superbe, le « Si, son quella… », épuré à l’extrême ; impressionnante, la scène de furie à la fin de l’acte II ; et poignant, le « Mi restano le lagrime » final, semblant suspendre le temps et dont les variations, dans la reprise, sont aussi originales que vectrices d’émotion.

Après son succès dans Iphigénie en Tauride à Bastille (où il dirigeait l’Orchestre de l’Opéra), nous retrouvons Thomas Hengelbrock, cette fois-ci à la tête de son Balthasar Neumann Ensemble. La complicité entre le chef et ses musiciens est totale, et tous les pupitres brillent par leur précision (même si les cors sont à la peine dans l’air de Ruggiero « Sta nell’Ircana »), leur musicalité et leur capacité à dialoguer entre eux et avec les chanteurs (superbes interventions du violon et du violoncelle en tant qu’instruments obligés dans les airs de Morgana). Le chef, enfin, ne sacrifie jamais à la beauté du son le sens du drame ni l’émotion, s’autorisant certaines variations, certains tempos très personnels (l’attaque extrêmement lente de « Mi restano le lagrime » par exemple), mais avec un goût toujours très sûr et, in fine, un effet dramatique optimal. Il sera, comme ses musiciens et l’ensemble des chanteurs, ovationné par un public conquis. 

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