Deux ans après leur transposition géniale de l’œuvre de Nicolas Gogol Revisor, la chorégraphe Crystal Pite et le dramaturge Jonathon Young sont de retour à Paris avec une nouvelle création, Assembly Hall, une extraordinaire et improbable croisée des mondes entre le conte médiéval et l’univers associatif contemporain nord-américain.
Le rideau du Théâtre de la Ville s’ouvre sur un gymnase municipal flanqué de deux portes battantes, où l’on voit un panier de basket, l’inscription « Assembly Hall » accompagnée d’un blason associatif médiévalisant et, au centre de la pièce, une scène de théâtre encastrée dans le mur et tendue de rideaux rouges. Un homme git au sol, semblant tombé de sa chaise. Une femme s’approche de lui et manipule ses membres comme ceux d’un pantin, dans un étrange prélude. Puis lumière et voix chavirent cette vision onirique pour nous plonger dans un univers plus ancré et familier : celui d’une assemblée générale associative en Amérique du Nord. Plusieurs individus entrent en scène, vêtus de chemises à carreaux, de joggings, de jeans, et font bruisser la salle de leurs paroles ordinaires. L’association se révèle une amicale de médiévalistes, chargée d’organiser le Quest Fest, un étrange jeu de rôle épique dont l’avenir est mis en jeu par certains de ses membres. C’est en effet dans une emphase caricaturale, en décalage avec leur projet ludique, que ses membres butent alors sur le dernier point de l’agenda : « recurring and unfinished business » (sujets récurrents et en suspens), qui examine la question de la dissolution de l’association.
Deux fils narratifs s’entrecroisent alors et mêlent avec une remarquable habileté la fiction de ces individus ordinaires et le jeu de rôle médiéval auquel ils se prêtent. Dans le petit théâtre du gymnase, apparait une dame blanche éplorée, interprétée par la trésorière Glenda, qui pleure bruyamment la mort de son amant assassiné. Dave, un autre membre de l’association, joue le rôle du chevalier en quête de l’assemblée abandonnée, après s’être coiffé d’un heaume. Un soldat, brillamment dansé par Brandon Alley, se lance dans un combat avec une femme-corbeau qui se termine dans un ébat ramené dans le monde contemporain.

Si le sujet de la pièce est assez peu commun, sa mise en mouvement est véritablement hors du commun. Les personnages sur scène récitent un texte pré-enregistré en playback et accompagnent leurs paroles par de petits gestes vivaces, acérés, qui portent leur propos au-delà des mots. Lorsque le président de l’association accepte la mise au vote de la dissolution, il gesticule avec une nervosité que n’exprime pas son langage lisse et consensuel. Les gestes démentent parfois même le verbe : quand les responsables de l’association remercient leurs collègues d’un hypocrite « I am so grateful… », leurs mouvements crispés en font une antiphrase. Crystal Pite excelle dans cette façon originale de chorégraphier la danse-théâtre, qui rappelle l’art brillant d’un Lloyd Newson, avec un geste qui n’est alors pas seulement narratif mais révélateur des situations et des hommes. On retrouve également par moments des séquences de danse intenses, dont le mouvement fluide, glissé, qui se propage à l’intérieur des corps et des groupes comme par contagion, est incroyablement interprété par la compagnie Kidd Pivot.
Le sens de l’humour n’est jamais absent d’Assembly Hall, qui exagère les traits de caractère des personnages pour les tourner en dérision, met en scène de façon risible les codes d’une assemblée générale, et chorégraphie des danses bouffonnes où les personnages s’amusent autant que le public, telle que la scène où le roi apparait dans une lumière nimbée, son corps glorieux à demi-nu, mais contraint à des contorsions caustiques pour faire passer sa couronne pointue sous la porte.
Assembly Hall se termine pourtant par une note plutôt grave, car l’assemblée abandonnée, qui attend le chevalier-Dave pour sceller son destin, choisit de l’occire d’un grand coup de lance. Dans un finale à la fois poétique et ambivalent, tous se recueillent autour de son armure démembrée et vide et la font voler dans les airs à l’unisson, enfin rassemblés autour d’une cause commune. Avec cette écriture à la fois amusante et profonde, Crystal Pite et Jonathon Young posent lumineusement la question du communautarisme dans cette fable médiévale à plusieurs ressorts.