ENFRDEES
The classical music website

De Helikopter à LICHT, le sublime voyage vers l'espoir d'Angelin Preljocaj

Par , 15 avril 2025

À l’occasion de son dernier programme présenté au Théâtre de la Ville avec sa compagnie, le chorégraphe Angelin Preljocaj choisit de placer au cœur de sa démarche artistique l’une des rencontres qui l’ont le plus marqué : celle du compositeur Karlheinz Stockhausen. Pensée en dyptique, la soirée associe Helikopter, œuvre essentielle correspondant à la rencontre fructueuse entre les deux créateurs en 2001, et LICHT, création de 2025 qui fait appel à une musique originale de Laurent Garnier pour mieux mettre en valeur, prolonger, presque ériger en modèle le génial « esprit Stockhausen ».

Helikopter
© Yang Wang

Le Helikopter-Streichquartett (en français « Quatuor à cordes hélicoptère ») de Stockhausen fait partie sans nul doute des musiques les plus déroutantes qui aient été imaginées au XXe siècle. Mêlant les sonorités d’une formation éminemment classique (un quatuor à cordes) à une ambiance bruitiste assourdissante (les vibrations de quatre hélicoptères), cette partition ô combien « démente » d’après le terme employé par Preljocaj témoigne d’une recherche incessante dont l’objectif assumé est de parvenir à passer au-delà du connu ou du compris. L’œuvre est extrêmement impressionnante musicalement non seulement parce que l’effectif ne ressemble à rien de connu mais aussi parce que sa construction révèle une rigueur hors du commun : les couches de sons prennent forme dans l’espace, se superposent parfois, continuent leur trajectoire sans discontinuité, jusqu’à ce que l’oreille ne puisse plus suivre aucun cheminement logique au sein d’une complexité en apparence chaotique et en réalité travaillée à la seconde près. 

Ensorcelé par cette musique « hallucinante… impossible à chorégraphier ! », Preljocaj ressentit le désir impérieux de la mettre en danse, et de fait, il excelle dans la correspondance visuelle qu’il opère sur le plateau. Les six danseuses et danseurs, êtres mouvants sans attributs genrés, semblent littéralement incarner les ondes sonores émises dans l’air, dont le tracé est également illustré par les déformations giratoires créées par les lumières au moindre mouvement entrepris par chacun des corps.

Helikopter
© Yang Wang

Aux impulsions brusques de bras et de jambes en diagonale succèdent de méthodiques trajectoires circulaires ; tous les gestes initiés et toutes les dynamiques enclenchées répondent sans cesse à ce qui précède, l’horizontal au vertical, l’apesanteur à la gravité, l’inéluctable rassemblement en un seul organisme à l’apparente solitude des êtres en présence. Il s’avère très difficile de regarder l’ensemble des événements en même temps, et pourtant, une véritable unité se dégage de tout ce qui a lieu : la polyphonie et la polyrythmie sont transposées en une énergie spatiale organique, intuitive, tellurique.

Entre les deux pièces de Preljocaj surgit sur grand écran l’interview enregistrée en 2007 entre le chorégraphe à la tête du Pavillon Noir et le compositeur allemand qui l’a tant inspiré. Cette incursion intime dans la conversation de deux passionnés rend plus lisible encore la radicalité touchante qui anime ces personnalités, irradiant de leurs mots enthousiastes et sensibles notre monde désespérant, bien loin aujourd’hui de leurs idéaux.

LICHT
© Yang Wang

LICHT démarre ensuite de manière imperceptible, alors que résonne encore la voix de Stockhausen. Dans le prolongement de ce qui vient d’advenir, les danseuses et danseurs (deux fois plus nombreux qu’au début), cette fois vêtus de vêtements plus modernes – joggings et sweatshirts colorés – se meuvent sans hâte sur scène, étendent leurs membres, s’approprient un territoire qui est le leur. La musique de Laurent Garnier se déploie également avec lenteur, comme si tout l’espace-temps s’étirait agréablement.

La fluidité des corps contraste avec la tension du premier tableau, à l’image d’une détente approfondie faisant suite à un effort soutenu. On sent une lassitude presque sensuelle s’emparer de chacun, jusqu’à ce que s’égrènent peu à peu des paroles en anglais (« change your heart… need your loving, like the sunshine »). Des duos se forment, s’embrassent, se rejoignent en communauté soudée. L’image est poignante, indispensable en ces temps troublés.

LICHT
© Yang Wang

Et le propos bascule soudain : une danseuse nimbée d’un halo de lumière accompagne de son calme solo quelques phrases toutes simples de Stockhausen qui décrivent son rêve de Licht (son cycle de sept opéras) parce que le paradis est l’absolu, et que la vie n’est qu’un passage. L’ensemble de la troupe illustre alors ce paradis, sublimés par des bijoux dans leur quasi nudité, réalisant des fresques symétriques et finissant par se fondre les uns dans les autres. En une heure et demie, la toute-puissance de la douceur a supplanté celle de la machine, et l’espoir irradie enfin.

*****
A propos des étoiles Bachtrack
Voir le listing complet
“En une heure et demie, la toute-puissance de la douceur a supplanté celle de la machine”
Critique faite à Théâtre de la Ville, Paris, le 12 avril 2025
Helikopter (Angelin Preljocaj)
Licht (world premiere) (Angelin Preljocaj)
Ballet Preljocaj
Mythologies de Preljocaj à La Seine Musicale : destin tragique
***11
À Chaillot, trois œuvres de Preljocaj centrées sur la dualité
***11
Aterballetto à Chaillot : Ouramdane et Preljocaj célèbrent l’âge d’or
****1
Au Grand Théâtre de Genève, Atys attise le plaisir
****1
Angelin Preljocaj défie la Gravité aux Gémeaux
***11
Harmonieux Winterreise de Preljocaj au Théâtre des Champs-Élysées
****1
Plus de critiques...