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Beatrice Rana perdue dans l'instant à la Philharmonie de Paris

Par , 14 février 2024

On se sauve après l'Étude op. 2 n° 1 de Scriabine que Beatrice Rana vient de donner comme premier bis, bien trop lentement, aplanissant les accents dans une sorte de continuum sonore planant, noyé de pédale. Un instant on le regrette quand on entend depuis le sas les premières notes de La Fileuse de Mendelssohn, mais on ne revient pas sur nos pas, bien plus dépité qu'en sortant du récital de Kevin Chen à la Fondation Louis Vuitton. Les mêmes questions nous assaillent. Du jeune Canadien, âgé de 18 ans, on se disait que trois grands concours avaient confondu un examen sanctionnant des études brillantes ouvrant la porte à un cycle de perfectionnement, avec l'adoubement par des musiciens d'un jeune artiste prêt à se présenter au public. De l'Italienne, on se demande ce qui a bien pu se passer pour qu'en douze ans la merveilleuse pianiste et musicienne, fêtée par le Concours de Montréal quand elle avait 18 ans elle aussi, évolue ainsi. Que s'est-il passé pour que son jeu bascule en une caricature qui pousse aussi à s'interroger sur ce que l'imaginaire collectif attend d'une femme pianiste ? Ne les assigne-t-on pas à un rôle dont elles sont dès lors prisonnières, entre sainte et glamour ?

Beatrice Rana à la Philharmonie de Paris
© Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

Les jurés canadiens avaient désigné une artiste qui transcendait la matière pianistique pour ouvrir les portes du rêve. Si son Petrouchka et son Oiseau de feu (dans la transcription de Guido Agosti) planent toujours tout en haut de la discographie de ces pièces de Stravinsky, on entendait déjà derrière la parfaite mise au point de ses Préludes de Chopin, puis de ses Variations Goldberg de Bach quelques années plus tard que la pianiste avait tendance à les regarder à travers un kaléidoscope multicolore en attardant son regard sur l'instant, au détriment de la trajectoire... Puis est venu plus récemment un album Chopin qui n'a pas du tout fait l'unanimité. Cinquante ans après les Études de Chopin enregistrées par son compatriote Maurizio Pollini, Rana en prenait le contre-pied esthétique, osait une individualité extrême, à l'image d'une génération ayant compris, assimilé les leçons des grands anciens nés au XIXe siècle et rejeté les oukases esthétiques des années 1960 et 1970. Le récital fêtant la sortie de ce disque, dans la salle des concerts de la Cité de la musique, avait montré la face excessive de cette prise de risque, donnant raison aux détracteurs de ce disque que nous avions admiré pour notre part.

Ce soir, la pianiste a choisi un programme qui semble décousu, mais à l'audition la forme-sonate de la Fantaisie op. 28 de Scriabine répond admirablement à L'Isle joyeuse de Debussy qui referme la première partie du récital. Elle en partage le tourbillon de sensations et de passion, sombres et tourmentées chez le Russe, solaires, sensuelles chez le Français, tandis que les ravissants et impressionnistes Cipressi op. 17 de Castelnuovo-Tedesco annoncent de façon troublante La Terrasse des audiences du clair de lune que Rana enchaîne quasi sans interruption à la pièce du compositeur italien, avant de se lancer dans Ce qu'a vu le vent d'Ouest.

Beatrice Rana
© Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

Sans être idéaux, car trop vaporeux ou trop sonores, les deux préludes de Debussy seront joués d'une façon qui consolera du reste. Car la Fantaisie de Scriabine était noyée dans la pédale, partagée entre pianissimos détimbrés et coups de boutoir fracassants, sans qu'une phrase soit énoncée du début à la fin de façon intelligible, sans que le discours soit relancé, porté par une pulsation perceptible. L'Isle joyeuse sera défigurée par des manières, des frous-frous de satin effleuré qui évoquent lointainement L'Embarquement pour Cythère de Watteau, l'absence de toute dramaturgie hors le culte de l'instant. S'écoutant plus qu'elle n'écoute la musique, la pianiste ne nous conduit pas de manière irrésistible à l'explosion finale, depuis le premier trille énoncé avec une telle affectation que rien de bon ne pouvait en sortir... Or toute la pièce naît de cette première mesure.

Mais le pire est à venir. Comment peut-on ne pas respecter le caractère organique des transformations thématiques de la Sonate de Liszt, comment ne pas se soumettre à un tempo dont les variations doivent découler de celui d'origine qui unifie de façon souterraine cette grande forme ? Rien n'avance et tout bouge, masses informes et peinturlurées d'intentions. Et cette fin que des accents affectés défigurent... Si seulement Beatrice Rana avait tout joué comme un instant on l'a entendue dans quelques pages de l'Andante sostenuto...

*1111
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“Rien n'avance et tout bouge, masses informes et peinturlurées d'intentions”
Critique faite à Philharmonie de Paris: Grande salle Pierre Boulez, Paris, le 13 février 2024
Scriabine, Fantaisie en si mineur, Op.28
Castelnuovo-Tedesco, Cipressi, Op.17
Debussy, Préludes, Livre 2 no. 7: La Terrasse des audiences du clair de lune
Debussy, Préludes, Livre 1 no. 7: Ce qu'a vu le vent d'Ouest
Debussy, L'Isle joyeuse, Op.26
Liszt, Sonate pour piano en si mineur, S 178
Beatrice Rana, Piano
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