À quand un nouveau Leonard Bernstein ? Un pédagogue, un analyste avec l'ambition de se confronter à un public massif et éclectique ? Bien qu'il ne puisse pas répondre à cette interrogation-là, l'événement du soir, au Studio 104 de la Maison de la Radio, a quand même une idée en tête : celle de recréer, par ce qui est appelé pour l'occasion un « Concert-Fiction », une de ces conférences qui a rendu les cours de Bernstein si célèbres. The Unanswered Question, conférence qu'il tint en 1973 à Harvard, est interprétée par Lambert Wilson, acteur de cinéma, de théâtre, également chanteur à ses heures perdues qu'il n'est plus nécessaire de présenter. Un exercice à deux challenges précis : d'abord, intéresser un public mixte de connaisseurs et de non-initiés. Ensuite, remettre au goût du jour un propos musical vieux de plus de quarante ans.
Le spectacle commence avec des à-coups : le public a été retenu dehors pour des raisons stressantes, on commence en retard et Wilson, en arrivant sur scène, met un moment avant de se concentrer. On note des hésitations, des fautes de prononciations, mais c'est un détail ; un acteur d'un tel charme tient l'attention du public sans peine. On est à la fois dans le réel et la fiction : Wilson ne joue pas Bernstein, il n'a pas l'intention d'en faire un personnage et c'est judicieux. Par contre, il s'adresse au public comme s'il était un groupe d'étudiants d'Harvard. Dans son introduction, il parle de l’ambiguïté politique de son gouvernement américain qui s'inquiète silencieusement des agissements de l'Union Soviétique. L'Orchestre National de France est présent pour jouer les exemples musicaux évoqués tout au long de la pièce, avec leur chef Didier Benetti – dont la tête vue de derrière, dans une coïncidence heureuse, ressemble à s'y méprendre à celle de Bernstein. Wilson échange avec eux, les appelle, laisse même Benetti parler, en utilisant leurs vrais noms. On est dans une bulle de réel et d'irréel, intrigante dans son incohérence.
La conférence retrace l'histoire de la musique tonale, de Mozart à Schönberg et Stravinsky. Les plus connaisseurs suivent les propos et les explications techniques avec aisance. Les autres ont sans doute besoin de se forcer d'avantage, on sent quelques décrochages à des moments complexes. Le fil rouge en est La Question sans Réponse de Charles Ives. Bernstein/Wilson dégage de l’œuvre l'opposition entre l'accompagnement, un tapis sonore des cordes sur des trames d'accords parfaits, et le thème répété à la trompette, atonal et mystérieux. C'est la remise en question du système tonal.
« Vous vous demandez sûrement, alors que des gouvernements s'effondrent, pourquoi nous nous retrouvons à analyser des partitions, à parler de musique classique », dit Bernstein/Wilson – et justement, le public fut retenu dehors à cause d'un feu allumé par des casseurs. Cette phrase résonne dans le public. Il évoque, comme justification, « l'élitisme de la curiosité ». Alors qu'il fait écouter la Symphonie n° 6 « Pastorale » de Beethoven, il demande aux auditeurs ce qu'ils imaginent, les fait participer. Les gens sont là, comme ils l'étaient autrefois, répondent et s'imprègnent avec la même joie. Le concert-fiction gagne son premier pari. Malgré la méconnaissance de certains et les tensions de l'extérieur, la bulle est créée, on écoute, on comprend à sa manière : la leçon se transmet, vivante, même en France et en 2018.
Bernstein/Wilson explique comment la musique tonale est née, et comment, au XXe siècle, elle s'est retrouvée tortionnée dans une révolution du genre. On sent l'analyse, malgré des pertinences, un peu datée. Au pourquoi de la musique tonale, en mêlant savamment musicologie et linguistique, le conférencier en explique les racines par les séries harmoniques, par la « nature », prouvant ainsi qu'elle est la plus évidente, la plus humaine qu'il soit.
D'après les dires de notre professeur, Mahler, en bon prophète, aurait entraperçu la fin de la musique tonale avant sa mort en 1911. L'« Adagio » de sa Symphonie n° 9, dernier extrait musical joué, est un moment très émouvant. Dans l’œuvre qui tend constamment des dissonances douloureuses, des accords augmentés qui n'en finissent pas, et des références nostalgiques d'une musique révolue, quelque chose meurt. Dans cet effondrement d'une civilisation que Bernstein représente toujours, on voit sur scène se déployer un autre temps, un lieu disparu, un adieu, presque.
Bernstein/Wilson explique rapidement que finalement, tout va bien. Que les compositeurs contemporains se réconcilient avec la musique tonale, que les gammes par tons, le dodécaphonisme, tous sont des manières de réinterpréter le même système des notes et des gammes. Que finalement, la réponse à la question d'Ives est tout simplement « Oui ». Il ne sait pas que des « bidouilleurs », comme les appelait son ami Boulez, font de la musique avec du bruit. Que les ordinateurs vont encore révolutionner l'écoute, sans note, sans séries harmoniques. Ce n'est pas grave. On a pu regarder avec émotions ce qu'il aimait, ce qui le fascinait, et ce qu'il expliquait mieux que personne.