C’est un puissant coup d’envoi de la saison : la rentrée musicale à l'Auditorium de Lyon laisse bouche bée et signifie à son public qu’en 2016-2017, il n’est pas prêt de s’ennuyer sur ses chaises. La succession de deux minimalistes américains, John Adams et John Cage (avec une pièce emblématique, 4’33) prépare la venue du prodige du pied, Cameron Carpenter, à l’orgue. Sous la baguette de Leonard Slatkin, le Sacre du Printemps se célèbre à contre-saison, pour ouvrir dignement le Festival russe de l’Auditorium, en ce mois de septembre.
Short Ride in a Fast Machine, l’une des pièces les plus jouées de John Adams, est une fanfare d’une esthétique particulière : elle contient certes de beaux effets cuivrés, mais il y a des facettes plus retenues, pas moins intéressantes. Le tactus initial et répétitif, lancé par les percussions et entrelardé par la prise de parole des vents, fait penser à un générique d’actualités, qui vire à une expérience rythmique des plus complexes. Les triolets contre le binaire sont encore les plus simples décalages que l’auditeur perçoit dans le tutti. Toute cette pièce dit : attention, sortez les cahiers, il y a un truc à noter tout de suite que vous n’avez jamais entendu avant.
Et en effet. Qui n’a jamais encore entendu et vu les emblématiques 4’33 minutes de John Cage (et j’en suis) ne sera pas déçu. Évidemment, on en connaît le principe : la partition prévoit, en trois mouvements, du silence pour l’ensemble des exécutants durant quatre bonnes minutes et demie, créant ainsi une expérience inédite pour l’auditeur. Se mettent alors au premier plan les bruits parasites habituels d’un concert, et ce que chacun apporte de sa propre écoute. Avant le commencement, le silence de l’Auditorium est total à un point que je n’ai jamais cru possible. On met du temps ensuite à comprendre comment l’œuvre sera exécutée: alors que Leonard Slatkin a ses mains en l’air, j’attends une levée de son bras qui signalerait l’entrée en matière. Rien de tel, ce sera ça : on est déjà en plein dedans. Les musiciens affichent les attitudes attendues de leur jeu quand ils sont en pause : les yeux rivés sur la partition, les violons ont l’instrument au col et les archets sur les genoux ; les flûtes sont levées, les clarinettes en bouche, silencieuses ; les contrebassistes ont le doigt posé sur les cordes. Les percussionnistes sont debout, point. Le cerveau met quelques secondes à se déconnecter, puis s’ouvre une fenêtre dans le silence. Mon miracle à moi, c’est le retour d’Adams : la musique répétitive continue à se reproduire en moi sur ses rythmes de croche pointée-double, c’est génial : l’esprit, cette caisse de résonance. Prennent ensuite le relais les solos de toux. On remarque leur crescendo dans le deuxième mouvement, amené très subtilement et orchestré collectivement de façon très intuitive. L’horizon d’attente est comblé lorsque les premiers auditeurs applaudissent entre le deuxième et le troisième mouvement, croyant en une fin avant l’heure : oui, bien sûr, les chuts en fortepiano ne se font pas prier, incitant aussi le maestro à une gestuelle claire, signalant la tension interrompue. La note comique sera pour les applaudissements : Leonard Slatkin fait saluer… le hautbois solo (que personne n’aura entendu, évidemment), gag qui clôt les 4’33 sur des rires du public, véritable musicien et star de cette œuvre.
Si le Sacre du Printemps est exécuté vigoureusement et d’une intensité constante dans la seconde partie sous la baguette du maestro, ce n’est cependant pas Stravinski qui frappera le plus l’auditeur de ce concert d’ouverture. La palette des couleurs, en dépit de sa rythmicité frénétique, qui a marqué l’histoire de la musique et de la danse, est riche, certes, et on le doit aux excellents interprètes de découvrir aussi les délicieuses demi-teintes de ce « Tableau de la Russie païenne ». Mais l’attention s’est focalisée sur l’orgue monumental de l’Auditorium ce soir.
Ce n’est pas étonnant : aux commandes se trouve Cameron Carpenter, qui transforme le vénérable orgue Cavaillé-Col en juke-box gigantesque. La Rhapsodie sur un thème de Paganini, pour piano et orchestre (op. 43) a été arrangée par l’interprète, qui donne aux vingt-quatre variations des accents absolument inouïs et stimulants. Dans la première, on se trouve abandonné dans une maison hantée, représentée par la musique d’un jeu vidéo des années 80, style Pac-Man… Game over pour celle-ci, mais ce n’est que pour mieux enchaîner sur de nouveaux jeux d’atmosphères et de nuances : y a-t-il un registre de l’instrument que le Fred Astaire de l’orgue n’ait pas tiré ce soir ? Ses pieds virevoltent sur les pédales, renvoyant de brillants éclats de ses talons sertis de cristaux vers la salle, complètement médusée. L’orgue n’efface pas l’orchestre, mais se l’adjoint pour créer des touches satinées, sacrales, de cirque (comme cette valse d’éléphant soutenue par le tuba) ou wagnériennes : par moments, on se croit à bord du vaisseau fantôme. Cet arrangement pour orgue est prodigieux et divertissant : si Cameron Carpenter n’est peut-être pas le plus sage élève de la classe 2016-2017, il est à coup sûr l’un des plus doués.