En présentant la saison 2015-2016 de l’Opéra de Dijon, Laurent Joyeux avait insisté sur l’importance de Curlew River de Benjamin Britten, et souligné l’intérêt de découvrir ou redécouvrir cette œuvre singulière et trop peu donnée. Avec une heure quinze d’émotion pure, le spectacle qui nous a été offert ce soir au Grand Théâtre lui donne amplement raison.
C’est en 1964 que Benjamin Britten (1913-1976) composa Curlew River (la Rivière aux Courlis), première de ses trois Paraboles d’église. Cet opéra très court lui fut inspiré par une représentation de théâtre nô, à laquelle il assista lors de son séjour au Japon, huit ans plus tôt. Le librettiste, William Plomer, a transformé la pièce japonaise originale Sumida-gawa (la Rivière Sumida) de Juro Motomasa en parabole chrétienne, dont l’action se situe dans l’Angleterre du Haut Moyen-Âge. Un abbé annonce à ses fidèles qu’un Mystère va leur être relaté par les moines : au bord de la Rivière aux Courlis, qui sépare les royaumes de l’Est et de l’Ouest, des pèlerins s’apprêtent à prendre le bac pour passer sur l’autre rive. Parmi eux se trouvent deux étrangers : le Voyageur et la Folle, une femme venue des Montagnes Noires pour rechercher son fils, enlevé une année auparavant. Au cours du voyage, le Passeur raconte qu’il y a un an, un enfant malade a traversé la rivière, accompagné d’un homme cruel. Abandonné par ce dernier, le jeune garçon mourut, juste après avoir prononcé la prière « Kyrie eleison ». Depuis lors, sa tombe est considérée comme sacrée. On comprend qu’il s’agit du fils de la Folle. Et tandis que tous les passagers prient sur la tombe, la voix de l’enfant se fait entendre qui délivre sa mère de la folie. Puis, tous les acteurs reprennent leur rôle original et l’Abbé donne congé aux fidèles.
Curlew River est un « opéra de chambre », dont l’effectif vocal et instrumental est très réduit : six chanteurs solistes, un chœur de huit hommes, sept instrumentistes (flûte, cor, alto, contrebasse, harpe, percussions, orgue). Ce dépouillement, cette économie de moyens sont quelques-unes des nombreuses analogies avec le nô. Il en est de même pour le plateau vocal, remarquable de qualité et d’homogénéité, qui est exclusivement masculin. Au lever de rideau, les premières notes de l’hymne ambrosien « Te lucis ante terminum » peuvent déconcerter et paraître froides. Mais très vite, le spectateur est plongé dans une atmosphère envoûtante où la spiritualité le dispute à l’étrangeté. Dans ce paysage oscillant sans cesse entre réel et fantastique, le personnage de la Folle est la clef de voûte de l’édifice dramaturgique et musical. Dans ce rôle, le ténor James Oxley excelle. Grâce à des aigus souples et limpides, sa voix lui permet de jouer pleinement sur l’ambiguïté de genre. Le dialogue de la Folle avec la flûte – son double instrumental – constitue un sommet d’intensité et d’émotion. Qui plus est, la diction de James Oxley est excellente (comme celle de la plupart des autres chanteurs), rendant ainsi le texte parfaitement intelligible. Le baryton Benjamin Bevan exprime de façon convaincante la bienveillance bourrue qui caractérise le Passeur. L’autorité morale et spirituelle de l’Abbé trouve en Vincent Pavesi une incarnation tout en solennité distanciée. Quant au Voyageur, le baryton Johnny Herford lui donne cette dimension mystérieuse, énigmatique, qui l’apparente à la Folle. Le chœur – placé le plus souvent sur le côté de la scène, comme dans le nô – est un personnage à part entière : malgré quelques petites imprécisions dans ses premières interventions, il fait preuve d’une belle cohésion.