Beatrice Rana entre sur la scène de la Philharmonie de Paris avec Klaus Mäkelä – 57 ans à eux deux – pour la Rhapsodie sur un thème de Paganini, de Rachmaninov, une œuvre très « cours après moi que je t'attrape », avec une variation rêveuse pendant laquelle le temps s'arrête : Rana saura y aller trop loin... et s'arrêter à temps. Mais il aura fallu deux bonnes minutes pour que chef et soliste s'accordent, d'où décalages et rythmique boiteuse. Les deux s'étant trouvés, on peut admirer une pianiste dont le geste instrumental est d'une économie qui projette le son sans aucune dureté, scintillant comme un diamant, capable dans le cantabile de s'arrondir pour faire résonner de façon infiniment longue la ligne de chant. À la tête de l'Orchestre de Paris, Mäkelä fait mieux que ponctuer, il joue avec la soliste.
La Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch est une œuvre tellement inscrite dans le temps historique que son audition dans une salle de concert rend l'auditeur prisonnier du message d'une allégorie contre les horreurs de la guerre. Imaginons l'état d'esprit des musiciens et du public réunis le 5 mars 1942 autour de Samuel Samossoud et de l'Orchestre du Bolchoï repliés à Kouibychev (aujourd'hui Samara) pour sa création mondiale, diffusée en direct dans toute l'Union soviétique. Imaginons le microfilm de la partition arrivant à Londres après être passé par l'Iran, l'Egypte, pour une création européenne aux Proms quelques semaines plus tard. Imaginons enfin Arturo Toscanini, grande figure antifasciste de son temps, diriger dans cet ouvrage, en direct à la radio américaine, l'Orchestre de la NBC dont tant de membres étaient des musiciens juifs russes et européens réfugiés aux États-Unis. Et regardons la « une » de Time Magazine publiée au lendemain de cette création américaine : Chostakovitch y est représenté en pompier affecté à la défense de Leningrad assiégée par l'armée du IIIe Reich. Mais l'exégèse contemporaine nous apprendra tardivement que l'œuvre illustrait aussi dans l'esprit du compositeur le destin tragique des peuples d'URSS martyrisés par Staline.
Au cours des trois ou quatre décennies suivantes, dans la conscience des mélomanes vivant en dehors du bloc de l'Est, cette symphonie a pris peu à peu le visage des disques soviétiques dirigés par des grands chefs dirigeant des orchestres dont les vents vibrent et ont des sonorités perçantes, dont les cordes virtuoses attaquent de façon tranchante, d'interprétations lapidaires et tragiques qui sont autant de moments du passés emprisonnés, capturés par le micro. Cette époque s'estompe dans les consciences : l'œuvre a été donnée à l'Ouest à la période moderne, avec des orchestres moins esthétiquement typés et des chefs qui n'ont rien vécu de ces tragédies et de cette barbarie. Bernard Haitink sera l'un des premiers à avoir « désoviétisé » cette symphonie. C'est de là que semble partir Klaus Mäkelä. Finlandais, il a vécu dans un pays aux liens très particuliers avec l'URSS – mais il a 27 ans.
Ce soir, l'ovation extraordinaire qui accueille le dernier accord ne doit rien au poids de l'histoire et tout à la puissance créatrice de Chostakovitch, qui provoque l'une de ces émotions collectives que seule la musique peut entraîner. La façon dont les musiciens de l'Orchestre de Paris et leur chef recréent cette Symphonie n° 7 donne à l'ouvrage un visage différent, pas moins intense mais comme résigné parfois, baigné par une lumière crépusculaire étreignante. D'une mobilité expressive incessante, tout entier dans son orchestre bien plus qu'il n'est devant lui et au-dessus de lui, le chef pulvérise les idées reçues : sa compréhension de la forme du propos, sa façon de diriger tout en laissant les musiciens libres de jouer, sa maîtrise du temps, de l'articulation, de la balance orchestrale, de l'art des transitions et de la dynamique, le naturel avec lequel il parvient à ordonner, sans qu'il y paraisse, le premier mouvement et plus encore cette heure et quart de musique fleuve, cinématographique jusque dans sa modulation et son crescendo conclusifs « babyloniens », dont il soulève cette œuvre gigantesque, parfois intime et implorante, jamais triviale ainsi dirigée et jouée font prendre conscience que cette musique issue du cœur retourne au cœur indépendamment de tout scénario, de toute image quand un chef l'aime pour ce qu'elle est. Et l'Orchestre de Paris à chaque note semble dire à son chef : « reste avec nous Klaus, on joue mieux ici qu'à Amsterdam »...