Così fan tutte : en une journée tout juste, l’œuvre de Mozart passe de l’amour fou à la trahison, du parjure au déni, d’un faux double mariage à une vraie mascarade de rabibochage ! Fable philosophique ; tragi-comédie prestement troussée à la limite de la cohérence pour respecter la sacro-sainte règle de temps, de lieu et d’action ; parabole jouissivement immorale ; pantalonnade ubuesque et vibrant plaidoyer pour la libéralisation des mœurs ; chapelet palinodique sentimentalo-égrillard sauvant in extremis la face des conventions sociales : Mozart quasi précurseur du théâtre de Grand Guignol ! Così fan tutte cochait toutes ces cases et bien d’autres encore, vendredi soir à l’Opéra de Clermont-Ferrand avec la troupe de l’Opéra Éclaté.

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Così fan tutte à l'Opéra de Clermont-Ferrand
© Nelly Blaya

On a vu et revu Così accueillir sans rechigner des metteurs en scène en panne d’idées ou débordant au contraire d’un trop-plein d’imagination. Pour sa part, Éric Perez opte pour une conception de l’espace scénique épurée et radicale et une approche très ouverte et généreuse du sentiment amoureux. Éclairage cru et extraverti, mise en scène allant à l’essentiel mais mûrie par la réflexion : servi sur un plateau vocal et instrumental talentueusement complice, Così passe bel et bien au rouge – rouge sang, rouge passion, cœur battant mis en lumières par Joël Fabing. Perez y équilibre finement son propos, sans compliquer le discours et sans autre éclat que l’érubescence permanente du décor réduit à l’essentiel de Patrice Gouron.

Cette tension chromatique induit le drame de la séparation annoncée des couples tout en s’adaptant fort bien à des situations vaudevillesques délurées : on s’y déchire, on proteste de sa fidélité tout en se frôlant et en se trompant de partenaire jusqu’à l’étreinte ! Le doute conduit le bal des incertitudes amoureuses dans ce théâtre de sensualité à fleur de peau, frémissant d’une trouble mélancolie. C'est ainsi que Guglielmo et Ferrando, nos deux fiers-à-bras transis, savent s’accommoder de leurs désillusions et recomposer pour le meilleur avec l’inconstance de Fiordiligi et Dorabella. Ce Così à la morale réversible remet les pendules à l’heure du seul couple véritablement sincère de cette farce douce-amère : Don Alfonso qui sort la philosophie du boudoir en s’affichant bras-dessus, bras-dessous avec Despina, maîtresse servante rouée.

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Così fan tutte à l'Opéra de Clermont-Ferrand
© Nelly Blaya

En musique et trois couleurs – noir de la coulisse d’où surgissent les protagonistes tous de blanc vêtus pour affronter le feu du décor –, Perez nous fait passer par toutes les nuances des sentiments et comiques de situation plus haut évoquées. Tout concourt ainsi, rôles féminins et masculins confondus, à semer le trouble dans ce double jeu de dupes en quatuor. La vigilance du spectateur se voit sollicitée à chaque instant, en même temps qu’il se sent emporté par le flux irrésistible de la musique et les rebondissements de l’action savamment entretenus. Car Così est aussi, surtout et plus que jamais du « théâtre instrumental » sous la direction de Gaspard Brécourt qui par l’entremise mozartienne dicte sa loi aux amants. Brécourt fait plus que s’y soumettre : il colore avec une saine verdeur cette explosion de vie, soutenu par des pupitres de vents et notamment de bois experts en registration. Cette direction très attentive aux effets dramatiques valorise les jeux complexes des subtils retournements de situations mélodiques à la flûte et au hautbois.

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Così fan tutte à l'Opéra de Clermont-Ferrand
© Nelly Blaya

Dans ce monde d’ambiguïtés, les voix apportent de l’eau au moulin ! Hissons d’emblée sur le pavois de la pure subjectivité la piquante Despina de Marielou Jacquard dans son « Una donna a quindici anni » d’une onctuosité consommée. Elle impose insolemment un « In uomini, in soldati » sans complexe. Elle est riche d’un mezzo comédien à souhait, bien ficelé d’excellence. Mais ne chipotons pas sur les préséances et les préférences ! Ania Wozniak (Dorabella) lui dispute la place avec un « Smanie implacabili » qui ne laisse aucun doute sur le vécu de sa douleur : spectre vocal riche, ambitus généreux et souple. On ne résiste pas davantage devant la clarté timbrique (« Come scoglio ») et la sûreté d’émission de Julie Goussot, Fiordiligi délicieusement ambiguë (« Per pietà, ben mio perdona »).

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Così fan tutte à l'Opéra de Clermont-Ferrand
© Nelly Blaya

Chez Antoine Foulon, Don Alfonso s’incarne enfin en jeune philosophe méphistophélique. Il tourne heureusement avec aplomb et une salubre verdeur la page vue et revue du vieux barbon madré et pontifiant (« Vorrei dir, e cor non ho »). Vocalité comédienne impeccable de flexibilité et de tenue et à la projection pleine de verve : enfin un baryton-basse mozartien sans artifice mais non sans feu. Blaise Rantoanina, Ferrando émouvant de sensualité vécue face à Mikhael Piccone en Guglielmo à la prestance franche et incisive, nous épargnent les lectures par trop caricaturales dans lesquelles on enferme trop souvent leurs personnages.

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