Sincèrement, peut-il y avoir plus belle fête que celle à laquelle on a pu assister avec ce Couronnement de Poppée d’anthologie au Festival d’Aix-en-Provence ? Théâtre du Jeu de Paume, le noir se fait. Les premiers accords surgissent, rutilants et majestueux. Dans la fosse, douze musiciens seulement, quatre cents ans d’opéra nous contemplent, et cette musique semble composée aujourd’hui tant elle est jouée avec évidence, joie et inventivité par la Cappella Mediterranea et leur chef Leonardo Garcia Alarcón. Monteverdi est né Espagnol à Crémone en 1567, et il a dirigé une version napolitaine – ville alors aussi sous domination espagnole – beaucoup moins « austère » que la célèbre version vénitienne, nous dit-on dans le programme de salle. Alors, l’Espagne pousse ici un peu sa corne. Les guitares chaudement andalouses complètent un continuo foisonnant de cordes pincées aux sonorités délicieusement flamenca.

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Le Couronnement de Poppée au Festival d'Aix-en-Provence
© Ruth Walz

Il faut voir comme les chanteurs sont accompagnés avec gourmandise. Poppea, sensuelle, lance à son amant nocturne l’empereur Nerone son si charnel « Tornerai ? ». Puis elle se retire, « addio ». Quelle suavité dans ces suspensions et ces articulations. C’est du pur théâtre ! Alarcón crée un décor musical autour de la voix et du texte en révélant dans un long ralentissement et un voluptueux tissu orchestral l’aveu d’Ottone (Paul-Antoine Bénos-Djian) sur la complexité du sentiment amoureux : « j’ai Drusilla dans la bouche et Poppea dans le cœur ».

Tout cela est servi par une jeune distribution vocale où il serait vain d’égrener les qualités de chacun tant elles sont unanimement partagées. D’ailleurs, sur scène, les chanteurs ne chantent pas : ils jouent. Avec tant de naturel et de corps que le chant paraît chez eux langue maternelle, cercle vertueux où jeu et voix s’entretiennent l’un l’autre. Cette réussite tient avant tout à la proposition scénique du metteur en scène Ted Huffman, dans une direction survitaminée, qui n’offre aux chanteurs qu’un plateau nu, un Espace vide, où ceux-ci doivent inventer et jouer leur rôle dans le dedans/dehors d’un personnage et comme une longue improvisation. Les lumières magnifiques de Bertrand Couderc créent les atmosphères dans une cage de scène nue, sorte de Bouffes du Nord aixoise... Peter Brook le disait bien : « Quelqu’un traverse [un] espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé ». Cette production en est l’hommage. Les changements de décors, de costumes se font à vue. Ainsi en fond de scène Jacquelyn Stucker (Poppea) habille Jake Arditti (Nerone) pour le couronnement, alors qu’Ottavia répudiée (Fleur Barron) déclame son si poignant adieu à Rome.

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Le Couronnement de Poppée au Festival d'Aix-en-Provence
© Ruth Walz

Et naît, sous nos yeux, La Tragique et si Cruelle Histoire du Couronnement de Poppée de Monteverdi. Tel pourrait être le titre shakespearien de cette proposition où les séquences farces façon Mrs. Doubtfire de l’excellent Miles Mykkanen en double nourrice (!) contrebalancent l’un des moments les plus sensibles de la soirée : la berceuse d’Arnalta à sa maîtresse Poppea. Comme des archétypes de vie posés sur l’espace brut du plateau, les personnages évoluent dans la cruauté d’une antimorale dévastatrice et tellement actuelle d’un monde où la place de chacun est possiblement la place prise à un autre. La mort hyperréaliste de Sénèque (Alex Rosen) signe la décadence de l’État alors que Nerone s’amuse – sur une musique étonnamment joyeuse – avec le cadavre du philosophe. Le pouvoir aveuglé, l’hubris et la convoitise sortent gagnants. Le Nerone irascible et autoritaire que l’on a sous les yeux est bien celui qui a organisé le grand incendie de Rome et ordonné la mort de sa mère. Rarement Ottone implorant l’amour de Poppea aura été aussi désespéré, Ottavia méprisée et vertueuse, Poppea assoiffée de pouvoir et prête à tous les compromis sexuels pour y parvenir. Le célèbre duo final « Pur ti miro » dans toute sa beauté n’en est que plus cinglant, sous les yeux d'Ottavia impuissante. Les références cinématographiques du metteur en scène (Canine de Lanthimos, Salò de Pasolini, Festen de Vinterberg) appuient cette cruauté. Pourtant, au début, deux soldats s’amusent comme deux chiens fous, s’étreignent, la musique virevolte, c’est une définition de l’amitié et du bonheur de vivre.

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Le Couronnement de Poppée au Festival d'Aix-en-Provence
© Ruth Walz

Faute d’une soirée mémorable au Théâtre de l’Archevêché pour ce millésime 2022, c’est le Théâtre du Jeu de Paume et les anciens membres de l’Académie du Festival d’Aix dans leur puissance de jeu et leur jeunesse qui nous auront permis de toucher du doigt un moment d’opéra stratosphérique, au plus près des étoiles montantes.

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