C’est à quelques pas d’un Rhin déjà large et majestueux qu’a pris naissance un Ring de Wagner tout à fait stimulant, mis en scène par l’intendant général du Theater Basel, Benedikt von Peter. Voir qu’une ville comme Bâle, d’une population équivalente par exemple aux voisines françaises Besançon ou Dijon, fait le pari d’un Ring complet mérite le déplacement et justifie ici encore – on ne se lassera pas de l’écrire à chacun de nos comptes-rendus – de l’intérêt pour ce théâtre aux productions ambitieuses. C’est que, il faut le dire, les moyens financiers de la cité de la pharmaceutique sont nettement supérieurs à ceux de ses consœurs françaises. Sur les deux dernières saisons donc, ont été présentés chaque fois deux des quatre opéras du cycle qui se conclut ce printemps en « festival scénique », en accord avec la terminologie et le projet artistique originaux de Wagner.

L’idée est ici ni plus ni moins que de retrouver l’expérience de Bayreuth, à plus d'un titre. Musicalement tout d’abord où, pour L’Or du Rhin et La Walkyrie (les deux premières soirées, les seules auxquelles on a assisté), l’orchestre a ingénieusement été placé sous la scène surmontée pour l’occasion de larges et discrètes grilles noires, jouant le rôle d’enceintes naturelles, émettant vers les cintres, où le son est reflété vers la salle grâce à de larges panneaux acoustiques suspendus au grill, recréant ainsi la magie acoustique voulue par Wagner à Bayreuth où l’orchestre est invisible depuis la salle, mais omniscient sur le plan musical. C’est une réussite totale. Le son nous parvient comme dans un film et nous enveloppe.
À la tête du Sinfonieorchester Basel, Jonathan Nott, passé pour l’occasion du Rhône au Rhin, trouve le juste équilibre entre sensation d’ensemble et mise en valeur des parties solos, entre simplicité des lignes et profusion de matière, entre construction dramatique et fougue ou saisissement de l’instant. L'Or du Rhin est véritablement perçu comme un préambule musical aux éléments qui seront ensuite pleinement développés dans La Walkyrie. Des cordes besogneuses dès l’acte I de La Walkyrie ; une clarinette basse qui irise et se densifie d’un son sépia dans le duo nocturne entre Brünnhilde et Wotan ; un solo de violoncelle au début de l’acte I qui nous rappellerait presque le Verdi d’Otello au début du duo final. On rêverait à encore plus de relief et de dynamiques pour l’ensemble, mais cela devient difficile et périlleux quand le lien avec le plateau ne se fait qu’à travers des retours vidéos…
Vocalement aussi, on a affaire à une très grande maison d’opéra. On retiendra particulièrement le Wotan athlétique de Nathan Berg qui ne marque presque aucune faiblesse sur les deux soirées, à la voix à ce point minérale et d’acier, profondément pudique dans l’aveu à Brünnhilde lors de l’acte II de La Walkyrie, et terriblement rageuse ailleurs dans la partition. Il partage avec le Siegmund de Ric Furman ces qualités de stentor. Le ténor américain soulève la salle sur un aigu plantureux à la fin du premier acte de La Walkyrie. Parfois ses aigus sont serrés mais c'est compensé par un timbre clair qui cherche toujours les lignes mélodiques.
Face à lui, la Sieglinde impeccable de Theresa Kronthaler, vaillante et dévouée à souhait, lui donne la réplique avec emphase. Notre cœur sera davantage partagé devant la Brünnhilde héroïque mais intermittente de Trine Møller, ou la Fricka au timbre un peu serré et trop dans le masque de Solenn’ Lavanant-Linke. Affaire de sensibilité, au vu de l’ovation qui leur sera réservée par le public.
Enfin, l’impact émotionnel et vocal du groupe des Walkyries témoigne de l’intérêt premier de cette mise en scène, à savoir un projet qui, en l’absence de la fosse d’orchestre, se joue souvent à moins d’un mètre du public. Tout est proposé autour d’une simple table centrale des négociations : celle de l’or du Rhin et des contrats avec les géants dans le premier opus, et celle des sacrifices, des révélations ou des reconnaissances dans le deuxième volet.
Un récit en voix off de Brünnhilde façon « voici comment tout a commencé » nous guide dans ce Ring comme un grand flash-back, jouant la série, feuilletonnant les aventures de l’anneau. Quelques transpositions permettent de relier les figures à des archétypes contemporains, et le projet à des souvenirs très « Regietheater » de Bayreuth : les promoteurs immobiliers pour les géants, une Fricka-Margaret Thatcher un peu trop rigoriste, des Walkyries gothiques autour d’un feu dans un squat…
Cette proximité du jeu ne supporte cependant que difficilement le surjeu et la pantomime illustrative est un peu trop utilisée tout au long des deux soirées. Il y a ici un beau travail – notamment ces marionnettes géantes qui jouent le conte – nourri de nombreuses propositions, mais que l’on aurait eu plaisir à voir travaillées davantage à l’os, à l’image d’une précédente Passion selon Saint-Matthieu qui nous avait à ce point bouleversé.
Le voyage de Romain a été pris en charge par le Theater Basel.