Une effervescence singulière règne devant l’Opéra de Montpellier. En ce soir de première représentation du Don Pasquale mis en scène par Valentin Schwarz, des petits groupes enthousiastes se pressent à l’entrée, s’agitant dans un brouhaha silencieux. Pour la première fois en France, une institution lyrique propose une production bilingue, l’italien chanté étant doublé en LSF (langue des signes française). L’opéra pour les sourds… Serait-ce un simple argument politiquement correct pour attirer l’attention – et les subventions ? Pas ici. Avec les « chant-signeurs » Katia Abbou et Vincent Bexiga, l’Opéra de Montpellier s’est échiné dans l’ombre à transformer un concept généreux en atout artistique : alors qu’il aurait été nettement plus simple de se contenter d’un doublage juxtaposé en bord de scène, voilà que les deux signeurs se font interprètes dans tous les sens du terme, intégrés à une mise en scène qui a été entièrement repensée dans cette perspective. Loin des vaines polémiques ou des beaux discours : de l’inclusion en acte.
Le dispositif fonctionne parfaitement, sans nuire un seul instant à l’ouvrage. Le doublage n’est pas un principe incongru au théâtre, au contraire : Anne Teresa de Keersmaker en a fait le moteur de son Cosi fan tutte chorégraphié, salué ici. Dans Don Pasquale, ce double sens inédit apporte une poésie supplémentaire aux vieilles ficelles de l’opera buffa : on savoure le babillage excité du couple de signeurs quand ils expriment physiquement l’agitation syllabique composée par Donizetti, de même qu’on est ému devant le duo d’amour du troisième acte, où la gestuelle sensuelle rehausse le chant pudique. Quid des premiers spectateurs concernés, installés dans les premiers rangs du parterre pour mieux observer les dialogues ? Ils réserveront une ovation silencieuse aux interprètes en agitant frénétiquement les mains, conquis par les vagues de vibrations musicales qui les ont assaillis pendant deux heures, en plus du plaisir visuel du spectacle.
Celui-ci est au rendez-vous pour tout le monde, les décors et les costumes (Andrea Cozzi) participant pleinement de la réussite de la mise en scène : Don Pasquale, vieux barbon qui veut épouser la première venue pour déshériter son neveu Ernesto, passe ses journées dans un fascinant cabinet de curiosités, rempli d’animaux empaillés et de fossiles gigantesques. Suspendus au plafond, ceux-ci seront rejoints par le rôle-titre en personne à la fin du deuxième acte, donnant une astucieuse image de l’impuissance du vieux grincheux. Au milieu de l’inquiétant cabinet, une tente de camping abrite Ernesto, grand enfant naïf et attachant qui ne cesse de soupirer pour la belle Norina. Ce cliché scout façon Moonrise Kingdom se transforme en hilarant champ de bataille quand le campement est menacé par le canon du barbon. Une armure bien astiquée – qui ne cesse de cliqueter – donne en plus une savoureuse allure monty-pythonesque au sacré Pasquale.
La production n’a pas peur de multiplier les esthétiques en un délirant patchwork, ajoutant à cela une Norina sortie tout droit d’un film de Luc Besson. Hautaine et capricieuse comme l’Adjani de Subway, étrange et sexy comme la Jovovich du Cinquième élément, la jeune femme se lance dans une opération de destruction qui atteint des sommets au début du troisième acte : vêtue d’un manteau de fourrure informe qui laisse généreusement apparaître ses jambes nues, elle brise violemment le violon de Pasquale, objet fétiche du barbon. Violon, armure, fossile, tente sont autant d’accessoires inattendus qui incarnent astucieusement l’âme des personnages. On regrettera en revanche l’usage d’effets plus lourds qu’utiles (la chute artificielle du décor au finale de l’acte I, le prélude disco de l’acte III) et des ajouts secondaires qui encombrent inutilement la scène, brouillant le double discours du chant et du chant-signe.
Si le spectacle défile cependant sans lasser un seul instant, c’est grâce au jeune chef d’orchestre Michele Spotti, révélation de la production : osant des tempos diaboliques, le maestro accentue les contrastes tout en cultivant une baguette élégante, unifie la fosse tout en donnant à chaque thème son caractère, à chaque solo sa place (remarquables violoncelle et trompette ce soir). L’excellent orchestre montpelliérain est parfois trop généreux pour le plateau mais les chanteurs ne sont pas exempts de tout reproche : dans le rôle-titre, Bruno Taddia brille par son jeu de comédien mais manque d’endurance pour projeter son timbre désuni ; ses graves seront inaudibles après l’entracte. Le baryton Tobias Greenhalgh (le manipulateur docteur Malatesta) montre un médium riche et joliment phrasé mais il peine également dans le bas de sa tessiture.
Le couple de jeunes héros apparaît en revanche en pleine lumière : Edoardo Miletti offre un ténor brut et puissant qui convient parfaitement au candide Ernesto, malgré une intonation parfois perfectible. Son émouvante sérénade est un des temps forts de l’ouvrage. Mais c’est surtout sa partenaire Julia Muzychenko, époustouflante dans le rôle de Norina, qui brûle les planches : son timbre intense, ses aigus puissants, ses vocalises agiles sont autant d’atouts toujours placés au service du personnage incandescent. Après le tendre duo d’amour, c’est elle qui mène l’opéra jusqu’à l’apothéose finale, concluant une soirée décidément exemplaire à plus d’un titre.