Voilà un spectacle pour le moins atypique, dont les critères liés à la seule interprétation musicale ne suffisent pas à rendre pleinement compte. On se doit, évidemment, de louer l’extrême beauté du timbre de Joyce DiDonato, chaud, soyeux, richement coloré ; sa technique toujours suprêmement maîtrisée, qui lui permet de faire alterner chant sur le souffle, déclamation tragique, vocalises flamboyantes ; sa capacité à incarner ses personnages, même dans le cadre d’une simple succession d’airs chantés hors contexte ; ou encore son implication scénique, son art de prolonger la musique par le geste. Il faut aussi bien sûr louer la grande qualité de l’accompagnement proposé par Il Pomo d’Oro qui, sous la direction de Zefira Valova, tisse sous la voix de la chanteuse un tapis sonore à la fois riche et finement ciselé, convaincant jusque dans des répertoires où on ne les attend guère : Ives, Portman, Mahler !

Eden au Théâtre des Champs-Élysées
© Édouard Brane

L’essentiel, pourtant, se situe ailleurs, en amont de ce spectacle : dans le concept qui a permis la naissance du programme et présidé à sa réalisation scénique. Joyce DiDonato est de tous les combats. Jamais avare de son temps ni de sa voix pour protester contre une décision qui bafouerait les droits humains, ou au contraire encourager toute initiative humaniste, la chanteuse américaine épouse toutes les causes qui grandissent l’Homme : lutte contre le racisme, la violence, l’homophobie ; plaidoyer pour la paix, la justice sociale, l’éducation… Le projet Eden, présenté par Les Grandes Voix au Théâtre des Champs-Élysées après avoir été déjà donné 18 fois à travers le monde, se propose quant à lui de questionner le rapport de l’Homme à son environnement, et de rappeler la fragilité de notre planète ainsi que l’absolue nécessité de la préserver. Ont ainsi été sélectionnées treize pages musicales, évoquant toutes la Nature de façon plus ou moins directe et ressortissant aux esthétiques et aux périodes les plus variées : musique contemporaine (avec une mélodie commandée par Joyce DiDonato à Rachel Portman), musique du XXe siècle (deux lieder de Mahler, une mélodie de Copland), opéras baroques et classiques (Marini, Cavalli, Mysliveček, Haendel, Gluck…).

Eden au Théâtre des Champs-Élysées
© Édouard Brane

Ce programme on ne peut plus hétéroclite prend pourtant forme de façon cohérente dans le spectacle conçu par Marie Lambert-Le Bihan. Au disque (Eden a été enregistré pour Erato), peut-être donne-t-il une impression de disparate… Sur scène, aucunement : la continuité est assurée par les présences permanentes de la chanteuse et d’un même dispositif scénique. Celui-ci, sobre et élégant, favorise l’élément circulaire. La chanteuse évolue principalement sur une sorte de vaste disque, tandis que deux grands cercles lumineux, fermés ou incomplets, dressent leur haute silhouette tout en opérant parfois eux-mêmes des mouvements circulaires : image stylisée, simple et parlante de la Terre et de sa fragilité… Les très belles lumières (John Torres) contribuent aussi à tisser un lien entre les différentes pages musicales. Mieux encore : en prolongeant dans la salle même les éclairages projetés sur le plateau, elles contribuent à resserrer l’espace, à créer une forme d’intimité et à inclure le public au sein même du spectacle. Le beau plafond circulaire peint par Maurice Denis entre ainsi en résonance avec les cercles argentés du dispositif scénique : la boucle est bouclée, si l’on peut dire, et c’est dans ce cadre fluide, harmonieux et évocateur que se succèdent sans heurt les pages musicales choisies par Joyce DiDonato.

Eden au Théâtre des Champs-Élysées
© Édouard Brane

Le dernier lied, un « Ich bin der Welt abhanden gekommen » poignant d’intériorité et de douleur contenue, conclut le spectacle de façon pessimiste : on se dit que le « Die liebe Erde », qui vient conclure l'« Abschied » du Chant de la Terre, avec la promesse d’un éternel recommencement, aurait apporté une petite lueur d’espoir assez bienvenue… Mais cette lueur nous est offerte par la participation, à la toute fin du concert, du chœur d’enfants Sotto Voce (dirigé par Scott Alan Prouty), magnifique de fraîcheur et de spontanéité. Les regards, remplis d’affection et d’admiration, qu’adressent les enfants à la chanteuse ne trompent pas : la complicité entre eux est, de toute évidence, réelle. Et la mezzo américaine de conclure par un plaidoyer en faveur d’un accès à la culture pour chaque enfant, et par l’espérance affirmée que les graines semées par ces jeunes choristes finiront par éclore et faire école. Une grande artiste… et tout simplement une grande dame.

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