Emmanuelle Bertrand semble particulièrement émue de donner les six Suites pour violoncelle de Bach en Haute-Loire : originaire de la région, elle confesse au public avoir eu ses premières émotions musicales ici, lors des festivals de La Chaise-Dieu et Musiques en Vivarais Lignon. La violoncelliste partage son intégrale en deux soirées exceptionnelles, avec les Suites nos 1, 4 et 5 à l’Auditorium Cziffra à La Chaise-Dieu, puis le lendemain les nos 2, 3 et 6 à l’église de Chenereilles, petit village à une cinquantaine de kilomètres à l’est du Puy-en-Velay, dans le cadre du festival Musiques en Vivarais Lignon, en co-production avec La Chaise-Dieu.
Les Suites ne seront pas livrées dans l’ordre chronologique : c’est ainsi la Suite nº 4 en mi bémol majeur qui ouvre le cycle. S’appuyant sur des graves envoûtants, Bertrand trouve dès Prélude initial le subtil équilibre entre une parfaite stabilité rythmique et un sentiment d’improvisation permanent qui emporte tout de suite l’auditoire ailleurs, sans pour autant se rendre inaccessible. La violoncelliste prend le temps de parler au public afin d’introduire chacune des œuvres qu’elle va interpréter, expliquant notamment que chaque suite constitue un monde en soi, façonné entre autres par la tonalité, et appelle un renouvellement constant de la technique.
Interprétée en dernier, la Suite nº 6 fut par exemple composée pour un instrument à cinq cordes. La soliste, qui joue sur un violoncelle à quatre cordes, accomplit alors d’acrobatiques démanchés pour compenser la corde de mi manquante. Cette difficulté supplémentaire n’enlève rien à la beauté du discours, la soliste alternant entre des mouvements rapides vifs et rebondis (deux Gavottes piquées et une Gigue finale qui exulte de joie) et des danses lentes sur le fil, telle une Sarabande crépusculaire, au moment justement où la nuit commence à tomber à Chenereilles.
À l’inverse, la Suite nº 3 en do majeur semble bien « tomber sous les doigts ». Passé le Prélude, joué les yeux fermés et qui fait éclater toute la lumière de cette tonalité, Bertrand exploite parfaitement bien les possibilités de son instrument. Elle joue un violoncelle du XVIIIe siècle du luthier Carlo Tononi, pour lequel elle a eu un coup de cœur en 2016 et qui lui a tout de suite donné envie de jouer ces suites de Bach. Graves généreux mais pas ténébreux, projection idéale, l’instrument paraît être un compagnon de choix pour ce répertoire.
Mais si les suites ont toutes leur caractère propre, Bertrand mobilise dans chacune d’elle une technique en permanence au service de la musique et d’un idéal interprétatif. On retient avant tout l’usage du vibrato : utilisé avec beaucoup de parcimonie, Bertrand en fait appel dans des cas bien précis, pour faire sonner une résolution ou apporter un souffle supplémentaire. Son archet baroque apporte également bien des possibilités expressives, par la vitesse qu’elle lui donne, l’intensité avec laquelle elle appuie sur ses cordes ou la manière dont elle définit ses attaques, sans agressivité. Le fameux Prélude de la Suite nº 1 est joué avec très peu de longueur d'archet, donnant instantanément plus de légèreté et de rebond. La main gauche enfin est exemplaire de souplesse et de grâce, audible dans l’innombrable variété d’ornementation et dans le chant infini qu’elle déploie dans les deux Bourrées de la Suite nº 3, d’une irrésistible élégance.
On ne peut conclure sans avoir une pensée pour Florence Badol-Bertrand, sœur de la soliste, décédée en janvier dernier et à qui cette intégrale est dédiée. Hautboïste, musicologue et professeure estimée au CNSMD de Paris et au CRR de Saint-Étienne, elle fut aussi un pilier de la vie musicale locale, fondatrice notamment du festival Musiques en Vivarais Lignon. Emmanuelle Bertrand ne pouvait pas lui livrer plus vibrant hommage.
Le voyage d'Augustin a été pris en charge par le Festival de La Chaise-Dieu.