Après tant d’années, est-il encore nécessaire de louer et d’acclamer la gouaille, la sincérité et la générosité sans borne de Marie-Nicole Lemieux ? Oui ! Les performances de la contralto canadienne sont d’une réjouissance perpétuelle, autant pour son dramatisme extravagant que pour sa poésie à fleur de peau. Stéphane Fuget et son ensemble Les Épopées naviguent à ses côtés à Bozar pour un récital au titre évocateur : « Enchanteresses ». On apprendra, à la suite de la prise de parole de la chanteuse en fin de concert, que son incursion ce soir dans le baroque français est une toute nouvelle expérience pour elle, fruit d’une proposition de Stéphane Fuget il y a de cela trois ans.

Ces dernières années, Les Épopées ont pu faire leurs armes dans ce répertoire exigeant et injustement méconnu ; d’une part car c’est un claveciniste, chef de chant et éminent spécialiste de la musique de Charpentier qui est à leur tête et d’autre part car ils sont, depuis 2020, en résidence au Château de Versailles. Il ressort de leur jeu une élégance évidente, une grâce, une subtilité et une lumière qui forcent l’admiration. Tant dans les ouvertures à la françaises, très rythmées, que dans les airs plus intimistes, on retrouve la noblesse et la clarté inhérentes à la musique lyrique française des années 1700. Malgré tout, il manque ce je-ne-sais-quoi de folie, de piquant et d’ardeur : la matière orchestrale demeure plutôt lisse alors qu’on aurait aimé y trouver parfois de la verdeur et de la rugosité. L’obsession nécessaire mais parfois inhibante du chef pour l’équilibre et l’élégance finit malheureusement par noyer les autres pendants de cette musique que sont la danse et une certaine insolence.

Marie-Nicole Lemieux
© Geneviève Lesieur

D’insolence et de piquant, Marie-Nicole Lemieux quant à elle n'en manque évidemment pas. Elle parvient à empoigner cette musique avec grande conviction – quitte à parfois verser dans l’excès, dans le style comme dans la stabilité vocale. Le désespoir et la fureur des puissantes magiciennes trouvent une incarnation saisissante dans l’énergie débridée de la contralto canadienne, qui choisit de présenter ces fascinantes anti-héroïnes à la dramaturgie parfois complexe dans un éventail étendu d’interprétations : Médée est d’une tendresse maternelle bouleversante alors qu’Argine ou Circé se rapproche davantage de la sorcière grandiloquente et ricanante.

Certaines scènes semblent pourtant moins inspirées que d’autres : on retiendra plus volontiers les airs foudroyants issus d'Omphale d’André Cardinal Destouches plutôt que la légère monotonie du Médée et Jason de François-Joseph Salomon, par exemple. En dépit de la faiblesse de certains extraits, Marie-Nicole Lemieux nous emporte avec ses éclats dramatiques dignes des plus grandes actrices du début du siècle dernier, mais pas seulement : entre les exclamations et les sanglots se cachent une infinité de subtilités, une nuance, une consonne projetée, une couleur inattendue, cette myriade de détails qui se fondent ensuite dans un océan de sincérité – ce qui fait tout le succès de cette grande artiste. Debout et bruyant comme il l’est rarement, le public de Bozar réclamera trois bis. C’est donc sur les doux accents de l’air « Quel prix de mon amour », de Médée de Charpentier, que s’achèvera cette soirée pour le moins haute en couleur.

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