Faire sonner une gare comme une salle de concert : c’est le défi que se sont lancés les Berliner Philharmoniker pour leur 29e « Europa Konzert ». Après l’Acropole d’Athènes ou la bibliothèque d’Oxford, lieux culturels européens dans lesquels il s’est produit les années passées, l’orchestre, dirigé par Daniel Harding, s’installe dans la nef du Musée d’Orsay.

Les premières exclamations des cuivres de « L’enchantement du vendredi saint » de Parsifal rappellent immédiatement l’inconvénient d’un lieu aussi grandiose : une acoustique très compliquée qui amplifie les cuivres de façon disproportionnée, avec une réverbération considérable qui entrave la netteté des attaques. À ce cadre difficile, les bois répondent par une attention extrême au chef et restent extrêmement synchronisés, les cordes par des raffinements de pianissimo qui offrent des respirations bienvenues. La direction de Daniel Harding, ample et caressante, cherche avant tout à mettre en valeur une matière orchestrale somptueuse, le son de pupitre des cordes et l’intelligence de jeu des bois solistes (incroyable hautbois, à la palette de nuances immense et au rubato subtil).

Ainsi menés, Berlioz et Wagner semblent plus proches que jamais : la « Chasse royale » des Troyens est, elle aussi, une véritable tapisserie sonore illustrant la richesse des timbres de l’orchestre. L’équilibre travaillé (Daniel Harding contient d’un geste des cordes trop volubiles) met en valeur les duos de vents, aux timbres soignés : flûte et clarinette sonnent comme un seul instrument, tandis que les cors en coulisse paraissent terriblement nostalgiques. Dans la « Scène d’amour » de Roméo et Juliette, cette même recherche d’équilibre est au service d’un long thème d’alto puis de violoncelle vibrant, angoissé et amoureux. L’engagement des musiciens est tel que la puissance dramatique des phrases ne retombe jamais. Si la finesse des ponctuations demeure entravée par l’acoustique – les pizzicati ne sonnent pas tous en même temps ! –, la direction extrêmement ferme de Daniel Harding et sa gestuelle très nette permettent à l’orchestre de conserver des attaques anguleuses comme des coupures soudaines, suivies de silences suspendus.

C’est toutefois chez Debussy que les musiciens adoptent les couleurs les plus subtiles. Se servant de la réverbération omniprésente pour nimber les passages chantants d’un flou rêveur, les vents font aussi preuve d’une grande agilité dans les élans et les articulations, systématiquement soulignés par Daniel Harding. Si le passage central du Prélude à l’après-midi d’un faune semble un peu pressé, presque anxieux – le chef impose un tempo assez allant – les solos initiaux sont d’une extraordinaire souplesse. Les cordes, bien loin de chercher la transparence, obtiennent à force de vibrato et de soutien du son un velouté incomparable, et savent se faire stridentes dans les aigus comme souples lorsqu’elles accompagnent la harpe dans un balancement qui évoque la mer. Dans le Prélude, impeccablement synchronisées avec les vents, elles inscrivent les effets espiègles que Debussy leur impose dans la continuité de la phrase musicale. Mais ce sont bien les cuivres qui remportent la mise, profonds dans les forte océaniques, incroyablement doux dans le solo de trompette qui conclut la suite d’extraits de Pelléas et Mélisande.

Clou du spectacle, Bryn Terfel rejoint l’orchestre qui retourne à Wagner, avec les adieux de Wotan et l’incantation du feu de La Walkyrie. Dès les premières notes, la puissance de ses graves est saisissante : c’est bien une divinité qui semble s’adresser à l’auditeur. Accentuant les consonnes à l’extrême, le baryton permet au spectateur de saisir la totalité du texte et de percevoir la tension dramatique. L’osmose avec l’orchestre est parfaite, qu’il s’agisse du cor anglais qui double le chanteur, presque improvisé, ou des cordes timbrées mais pianissimo qui accompagnent son chuchotement dans les moments plus recueillis. Daniel Harding, passionné, exige des instrumentistes un jeu toujours intense : entre legato parfait des bois et cordes âpres, rugueuses, la phrase ne retombe jamais. Si l’on regrette que, dans les passages les plus explosifs, les cuivres couvrent les motifs thématiques des cordes, on savoure tout de même leur ensemble parfait et leurs timbres rutilants, ainsi que la brutalité terrible des percussions. Les arpèges célestes des violons et des harpes concluent l’incantation du feu en douceur avant, en bis, une Mort d’Isolde confondante de naturel et de poésie. Wagner, Debussy ou Berlioz, peu importe : l’aisance des Berliner Philharmoniker illumine tous les répertoires.

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