C’est un événement aussi attendu que singulier dans le paysage musical qui se tenait dimanche dernier dans le Grand Amphi de l’Université Paris-II Assas : la finale du 28ème Concours International des Grands Amateurs de Piano, créé en 1989 par Gérard Bekerman. Une centaine de candidats venus de 27 pays (du Japon au Canada, en passant par l’Ukraine, la Géorgie, le Brésil, l’Algérie…), cultivant la passion du piano parallèlement à des professions généralement exigeantes : mathématicien, physicien, chirurgien, ingénieur en tout genre, avocat, expert financier, … voire un ancien ministre de Bulgarie ou un ambassadeur du Japon. Un jury prestigieux constitué d’une flopée d’illustres pianistes (Rena Shereshevskaya, Michel Dalberto, Marc Laforet, Yves Henry, Jean-Marc Luisada…), un jury presse international dont nous faisons parti, et un public nombreux venu acclamer les finalistes.
Alors que sur la centaine de candidats la plupart ne jouent que quelques minutes lors des épreuves préliminaires, seuls cinq élus jouissent de l’honneur de se retrouver en finale dans un programme libre d’une demi-heure. Quelle motivation anime les candidats en traversant l’Atlantique ou l’Europe à leurs propres frais pour ne jouer que quelques minutes ? Une passion commune, fédératrice, une détermination sans borne. Car ce n’est pas seulement un concours, c’est avant tout une ligne de mire, un parcours ; c’est la consécration d’une volonté, d’une ambition colossale, d’un travail considérable empreint d’abnégation, fourni dans l’ombre à des heures souvent tardives. Pour bon nombre de candidats, dont je faisais parti il y a quelques années, ce concours est aussi synonyme de belles rencontres et de grandes amitiés qui se nouent au-delà de la compétition. Le lauréat reçoit un prix de 3000 euros, et est invité aux Flâneries Musicales de Reims, au Festival Chopin à Nohant et au Festival Cziffra de Senlis. Ce concours est pour certain un tremplin, à l’instar d’Olivier Korber, Premier Prix du concours 2016, qui commence une véritable carrière semi-professionnelle. Son premier disque, qui n’aurait vu le jour sans ce concours et les rencontres qui s’en sont suivies, est consacré à Chopin et sortira bientôt sous le label 1001 Notes. Le public parisien aura d’ailleurs l’occasion de l’entendre en mars dans le Concerto pour piano n°3 de Rachmaninov avec l’orchestre Les Déconcertants.
C’est à l’anglais William Galton (professeur de mathématiques à la Westminster School) que revient l’honneur d’être couronné du Premier Prix et Prix de la Presse. Il fait montre d’une belle et fine musicalité en nous offrant tout d’abord un Impromptu n°3 D935 de Schubert empreint de sagesse et de délicatesse, attentif aux équilibres. Attentif à la fluidité du discours dans la Valse en la bémol op.42 comme dans le Scherzo n°3 de Chopin, il se laisse légèrement déborder par un flux d’une célérité trop audacieuse. Saluons la légèreté des octaves dans la Rhapsodie Hongroise n°6 de Franz Liszt. Si l’on pourrait lui reprocher un manque d’amplitude, il a assurément la science du toucher et la sensibilité d’un grand musicien.
L’israélien Eric Rouach (agent immobilier), finaliste il y a deux ans, reçoit cette fois-ci le Deuxième Prix en interprétant la Chaconne de Bach transcrite par Busoni suivie de la redoutable fantaisie Après une lecture du Dante de Liszt. Les moyens techniques ne manquent pas, ni l’amplitude du son. Il n’a guère froid aux yeux malgré une musicalité cristallisée dans une pesanteur massive.
Le Troisième Prix est décerné au français Jean-Roch Le Hénaff (étudiant en médecine) qui s’illustre dans la Sonate en si mineur de Liszt. Il impressionne immédiatement par la clarté du son, la propreté et l’intelligibilité du discours, et ses qualités d’écoute et d’adaptation si précieuses pour un musicien. La Sonate qu’il nous offre est loin de l’esprit tapageur et frondeur dont trop d’interprètes l’affublent. Elle est ici déclinée en aquarelle, féminine, ouatée, et suggère plus qu’elle ne montre. S’il est possible d’y regretter une certaine virilité ou des contrastes plus affirmés, force est d’y reconnaître une cohérence sensible et originale.
Le Quatrième prix ex aequo est décerné à Julien Eyraud (Magistrat, Avocat général à la Cour d’Assises-Cour d’Appel de Paris) et à l’américain Zach Wiener (ingénieur informatique). Julien Eyraud est assurément le candidat qui a le plus d’idées, et l’on ne s’ennuie pas une seconde lors de son programme constitué de la Berceuse de Chopin, la Méphisto-Valse n°1 de Liszt et l’Etude-Tableau op.39 n°3 de Rachmaninov. Malgré certains écueils de précision dans la réalisation technique, il a le don d’instaurer des climats, de mener un rubato saisissant de justesse et de goût dans Chopin, et sait mieux que nul autre pousser le piano dans les contrées des nuances ténues presque détimbrées. Il est parfois trop délicat, mais il le fait au moins avec style, musicalité et originalité.
Zach Wiener, Prix du Public, avait choisi une autre sonate en si mineur, celle de Chopin, pour terminer avec l’Etude n°6 « Automne à Varsovie » de Ligeti. A l’instar de Jean-Roch Le Hénaff son jeu est imprégné de clarté et de propreté. Cette sonate de Chopin est dangereuse en ce qu’il y est difficile de ne pas être monotone, et Zach Weiner tombe dans cet écueil, avec un spectre de nuances trop restreint. Son Ligeti est excellent, plein d’esprit et habité par de nombreux contrastes. On y sent le pianiste plus à l’aise que dans Chopin, en regrettant la conformité de programme qu’il s’est imposé. Soit dit en passant, il serait par ailleurs souhaitable pour les prochaines éditions du concours d’entendre des programmes plus originaux, et de sortir de la surreprésentation Chopin/Liszt.
Bravo encore à tous ces candidats, finalistes ou non, pour cette belle célébration de leur passion pour le piano dans tout ce qu’elle nécessite de persévérance et d’engagement.