Deauville est pavoisée aux couleurs de son Août musical qui fête cette année son vingt et unième anniversaire. C'est une extension du Festival de Pâques créé par le violoniste Renaud Capuçon, le pianiste Nicholas Angelich et Yves Petit de Voize en 1997. Mais ces deux manifestations ne sont pas des festivals de musique semblables à tous ceux qui irriguent la province française de musique et il n'est pas inutile de présenter ce projet avant que le critique ne dise ce qu'il a pensé des deux concerts auxquels il a assisté.
Dans la Salle Élie de Brignac, les musiciens remplacent certes les chevaux de course des grandes ventes annuelles et le public les acheteurs dans des gradins en demi-cercle qui grimpent devant la scène, les concerts se succèdent comme partout ailleurs, mais tout ceci est la partie émergée d'un projet pensé par des musiciens qui sortaient de leurs études supérieures de musique et par un amoureux fou de musique qui avait déjà derrière lui une carrière remarquée au service de la formation musicale et des répertoires rares : Yves Petit de Voize avait créé aux Arcs une académie qui devait changer le rapport des jeunes musiciens français à la musique de chambre et à la pratique orchestrale, bien avant que les grands manitous du ministère de la Culture ne se lancent, bien évidemment inspirés par la réussite de ce projet.
À Deauville, c'est un peu différent car l'époque n'est plus la même : il est aujourd'hui entendu jusque sur les bancs du Conservatoire que la carrière de soliste est une illusion. À Deauville, il n'y a donc pas de cours de maîtres, mais une pratique intensive de la répétition de groupes constitués ou pas, au service de programmes qui associent grand répertoire et œuvres délaissées du répertoire français – ou pas. L'examen final, c'est le concert face au public et aux autres musiciens présents dans ses rangs. Quantité de jeunes maîtres sont passés par la case Deauville : par exemple, le merveilleux pianiste Jonas Vitaud vient d'être nommé professeur au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, ce qui fait dire à Adam Laloum que s'il était étudiant aujourd'hui il voudrait étudier avec lui.
C'est aussi à Deauville que Le Cercle de l'Harmonie de Jérémie Rohrer ou que Le Concert de la Loge olympique de Julien Chauvin ont trouvé le cocon leur permettant enfin de prendre leur envol. C'est aussi ici que tant et tant de jeunes musiciens ont fait leurs armes, cooptés par ceux qui après quelques années partent en désignant tel ou telle plus jeune qu'eux pour intégrer ce groupe informel. Et les anciens reviennent ! Mais « Deauville », c'est aussi une radio en ligne et des disques b•records qui gardent la mémoire de tout ce qui se passe ici !

Pendant notre séjour, les frères Fouchenneret – des anciens qui reviennent – enregistraient les sonates de Schumann pour violon et piano, pièces plutôt rarement données. Justement Pierre et Théo avaient inscrit la Sonate n° 2 op. 121 et les Trois Romances op. 94 en première partie d'un concert où était également donné le Sextuor à cordes de Nikolaï Rimski-Korsakov par un groupe de jeunes musiciens qui a montré qu'il leur a manqué une répétition pour être parfaitement à l'aise tout au long des mouvements de cette œuvre de jeunesse du compositeur russe.
Les Fouchenneret sont connus comme le loup blanc chez les musiciens français. Théo parce qu'il est un pianiste au jeu plastiquement admirable et inspiré, artiste sans qu'aucune idiosyncrasie ne vienne perturber l'auditeur et déranger la musique. Pierre parce qu'il est le violoniste le plus indépendant, le plus détaché des conventions techniques, celui dans le jeu duquel passe un esprit venu de très loin, ni école russe ni école franco-belge, billevesées nationalistes n'ayant pas de fondements sérieux. Son vibrato varié, ses phrasés vocaux, son archet souple et infiniment long, sa sonorité si douce, l'intensité de son jeu et l'esprit d'absolu qui le caractérisent sont légendaires chez les musiciens. Les deux frères ne touchent pas terre dans ces Schumann qu'on a hâte de voir paraître sur disques.
À Deauville, il y a les cordes et les vents, des chanteurs parfois et il y a les pianistes ! Et cet été deux jeunes ont fait des merveilles. Arthur Hinnewinkel, 20 ans, chez Hortense Cartier-Bresson au CNSMDP. Un grand déjà sorti de sa chrysalide. Dans des études et polkas de Martinů, comme dans le bouleversant Adagio « In Memoriam » du compositeur tchèque, comme dans son Quatuor pour piano et cordes, il impose un son de piano sans dureté, ample, clair, timbré, chantant, un son à lui d'une richesse qui accroche d'autant plus l'oreille que ce jeune musicien est éloquent et à l'écoute de ses coéquipiers. Extraordinaire révélation.
Il y a aussi Gaspard Thomas, déjà croisé aux Lisztomanias de Châteauroux, au Festival de Pontlevoy et annoncé parmi les artistes en résidence de La Roque d'Anthéron. De quatre ou cinq ans plus âgé, il jouait après l'entracte : il a une sonorité moins orchestrale, moins naturellement « grand piano », mais il est vif-argent, tout à son affaire dans des Romances sans paroles et trois études pour piano de Mendelssohn. Son jeu est vif, chante, timbre, ne manque ni d'autorité ni d'abandon, ses doigts sont véloces et précis et dans le Quatuor pour piano, violon, alto et violoncelle n° 3 op. 3 de Felix, son esprit de décision et son éloquence sont admirablement partagés, comme dans le Martinů d'avant l'entracte, par les cordes réunies pour ce concert : David Moreau, Vassily Chmykov au violon, Anna Sypniewski à l'alto et Stéphanie Huang au violoncelle.
Le voyage d'Alain a été pris en charge par le Festival de Pâques – Août musical de Deauville.