Si Borodine, Chostakovitch et Stravinsky proviennent du même pays, le concert de ce vendredi soir à l’Auditorium de Radio France aura montré, en associant trois œuvres de ces trois géants, à quel point parler de « musique russe » ne peut se faire qu’au pluriel.

En fait de musique russe, Borodine, encore jeune compositeur, écrit son Sextuor à cordes dans un style très germanique, « pour plaire aux Allemands » dit-il lui-même. À un premier mouvement grouillant et ciselé, à l’esthétique mendelssohnienne, succède une cantilène plus lisible. Le compositeur explore tout au long de l’œuvre tous les duos possibles au sein du groupe : c’est réellement un sextuor où tous les interprètes sont concernés. Les six musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui réintègreront l’orchestre au complet par la suite, font preuve d’une belle cohésion pour se transmettre les thèmes.
Quel contraste avec le Premier Concerto pour violon de Chostakovitch ! En termes d’effectif certes, mais avant tout en termes d’atmosphère : après la musique de salon, la musique de prison. À l’image de la quasi totalité de sa production, le compositeur, surveillé de très près par le régime soviétique, retranscrit la souffrance de tout un peuple dans cette partition redoutable. À son écoute, on a le sentiment que le violon soliste est le compositeur, qui cherche à s’échapper à tout prix du carcan formel du concerto pour y rester finalement prisonnier malgré les lamentations et les courses effrénées.
Existe-t-il une difficulté technique pour le violon de Vilde Frang ? Non, de toute évidence. La violoniste norvégienne interprète l’œuvre avec une intensité sans faille en déployant des moyens musicaux à couper le souffle. L’immense phrase du premier mouvement, presque d’un bloc, est joué avec un vibrato intense sans que la tension retombe un seul instant, tandis que l’ajout de la sourdine fait basculer la lamentation éplorée vers la plainte inquiétante. La course en avant aux accents sauvages du deuxième mouvement est l’occasion d’une démonstration de virtuosité où les accents, aux attaques sans cesse renouvelées, sont comme des coups que le public encaisse. Les doubles cordes du troisième mouvement semblent tout aussi faciles que les « simples » cordes du premier mouvement. Avec ses pizzicati rageurs, la dernière partie permet de compléter la panoplie. Située à la fin du troisième mouvement, la cadence est un condensé de toutes ces prouesses techniques. Vilde Frang y montre un sens de la narration captivant, et n’a véritablement pas à rougir à côté de la version de David Oïstrakh, dédicataire de l’œuvre.
On a tendance à plonger dans ce son de violon ensorcelant mais n’oublions pas l’orchestre, qui participe à ce récit fascinant en caractérisant chaque mouvement. À l’atmosphère nébuleuse déprimante du premier mouvement répond le tranchant percussif du deuxième, durant lequel Mikko Franck a fort à faire pour que tous les musiciens suivent la pulsation échevelée imprimée par la soliste. La Passacaille nous plonge dans une atmosphère chorale religieuse, rythmée par une procession obsédante. La dernière partie, irisée des couleurs des instruments à vent, dépeint une fête russe faussement joyeuse aux rythmes endiablés.
Ovationnée comme il se doit, Vilde Frang fait retomber la tension accumulée dans le concerto en interprétant le quatrième mouvement de Sonata en ré mineur de Stefano Montanari : une Giga senza basso dont la violoniste magnifie la polyphonie, transition toute trouvée vers la commedia dell'arte et le monde fantastique de Petrouchka. Mikko Franck et son orchestre mettent en valeur les très nombreux effets sonores de cette partition kaléidoscopique de Stravinsky, définissant un univers sonore en stéréo où la surprise peut venir de partout : tantôt le grondement des contrebasses, tantôt l’énergie grouillante des violons, tantôt un solo d’instrument à vent… et bien sûr le fameux fa dièse du contrebasson, qui n’aura pas manqué de faire rire la salle !
Le chef tire de l'orchestre une précision rythmique remarquable, prégnante dans sa gestion des transitions. L’œuvre étant interprétée assez rapidement, ces dernières ne traînent pas en longueur et maintiennent l’auditeur dans le théâtre dansant de l’œuvre. Ce panorama de musiques russes, au pluriel donc tant leurs esthétiques sont différentes, aura finalement révélé un point commun : une écriture passionnante, qui aura maintenu l’auditeur captivé de bout en bout.