Chanter parce qu’on croit à la liberté et qu’on veut affirmer sa valeur : le lendemain de l’attentat sur un marché de Noël à Berlin, au pied de la Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche, le RIAS Kammerchor issu de cette ville et le Freiburger Barockorchester affirment en ouverture du concert que le « Jauchzet, frohlocket » inaugural du Weihnachtsoratorium n’est pas une formule vaine. Et que les sonorités plus tendres, dégagées aussi par la direction de Hans-Christoph Rademann avec une sensibilité inouïe, sont dédiées à la mémoire des victimes.

C’est avec un dynamisme obstiné que chœur et orchestre se jettent dans la première des quatre cantates du Weihnachtsoratorium données aujourd’hui (I, II, III, VI). Le tempo est tonique, les flûtes baroques préludent avec inspiration et la timbale exulte. Une direction en finesse se dessine sous les premières notes chantées : un beau légato oppose « Lobpreiset die Tage » au « Lasset das Zagen », très articulé et incitatif.

En matière de solistes, la distribution présente de très beaux timbres. Maximilian Schmitt, ténor, a des aigus d’une légèreté confondante. Ses récitatifs d’évangéliste sont très lyriques, et son air de la Cantate des Bergers (II), « Frohe Hirten, eilt », lui demande une sacrée vélocité. La beauté de la flûte co-soliste accompagnée par le violoncelle est cependant telle qu’elle parvient à focaliser l’attention. J’aime beaucoup le timbre élégant et la technique achevée d’Anke Vondung, à qui est confié le rôle d’alto. Mais si les beaux airs que sont « Bereite dich, Zion » ou « Schlafe, mein Liebster » nous laissent sur notre faim, ce n’est pas la faute de la soliste, mais le choix de la distribution. Mezzo à la limite du soprano lyrique, elle voit ses graves se noyer dans l’orchestre dans cette acoustique de grande salle, alors que les trop rares aigus sont éclatants, chatoyants, splendides.

Pour sa part, Anna Lucia Richter, fait une première apparition remarquable en ange, qui, traversant la scène, se fait le héraut céleste de la bonne nouvelle, hiératique et pure, puis repart. Mais son expressivité n’est pas moins grande dans la Cantate VI, à propos du massacre des Innocents, lorsque sa voix tranchante et indignée accuse Hérode de fausseté, pour aussitôt se muer en magicienne, sur « Nur ein Wort », exprimant la surpuissance de la voix, lorsque ses aigus extraordinaires flottent en pianissimo legatissimo au-dessus des cordes. Privé, hélas, de la superbe Echoarie (située dans la Cantate IV, qui n’est pas donnée ce soir), le public se régale d’autant plus du succulent « Herr, Dein Mitleid », très allant aujourd’hui, où, en plus de la parfaite entente entre basse et soprano, les deux hautbois et le basson sont des complices géniaux.

Justement, la basse : si je ne savais que Roderick Williams n’est pas germanophone natif, je l’aurais cru tel. À cette perfection linguistique s’ajoutent le vocal et l’humain. Rayonnant et charismatique, il balaye les doubles croches de « Großer Herr, o starker König » avec une exactitude pointilleuse. Les syncopes de l’air ressortent en splendeur, un brin coquettes, mais pas trop : juste ce qu’il faut pour rivaliser en joie avec la trompette solo. Williams est aussi un Hérode dans toute sa duplicité : une voix aux multiples facettes et une force de persuasion devant lesquelles on tombe en admiration.

Le RIAS-Kammerchor est le parfait pendant de l’excellent Freiburger Barockorchester, dont les sonorités précieuses et délicates, enjouées ou mélancoliques, ont leur équivalent dans la polyphonie des Berlinois. Hans-Christoph Rademann, chef attentionné, leur demande une interprétation extrêmement nuancée du texte, y compris dans les chorals. Le cantus firmus des sopranes dans « Er ist auf Erden kommen arm » est d’une sérénité lumineuse ; Le « Schaut her » des bergers montre leur émerveillement béat, la reprise en piano pianissimo de « Ich steh’ an Deiner Krippen hier », en bis, est une douce couette qu’il étend avec tendresse sur le nouveau-né dans la crèche, comme sur les morts de Berlin. Et l’émotion est partagée par tous les participants de ce concert très particulier : l’un des violons en a autant de poussière dans l’œil que moi.

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