Une représentation de Inori – Adoration pour un ou deux solistes et orchestre est une expérience singulière, difficilement exprimable tant elle rompt avec les formats habituels : ni concert symphonique, ni spectacle de danse, ni messe, ni rituel mystique. Créée en 1974 au festival de Donauesching, l’œuvre de Karlheinz Stockhausen est tout cela à la fois et bien plus encore. Sont réunis pour l’occasion l’Orchestre de l’Académie du festival de Lucerne au complet sous la direction de Gergely Madaras, un joueur de bols tibétains et deux danseurs-mimes, les excellents Jamil Attar et Emmanuelle Grach, évoluant sur une estrade qui surplombe le chef.
Le geste sec et précis du chef ouvre l’œuvre comme si elle avait déjà commencé depuis longtemps, depuis toujours, sur une unique note-timbre. Elle sera l’unique note de la pièce, l’unique timbre orchestral autour duquel se construit et gravite tout le matériel musical. Cette note, c’est le « HU », « le plus sacré de tous les sons », qui se matérialise en un cri des danseurs dans la dernière partie, et qui constitue la clé de l’œuvre. Pour Stockhausen, « Le mot HU est l’esprit caché en tout son et en toute parole, comme l’esprit l’est dans le corps. » Sur ce son, les danseurs, d’abord à genoux comme en prière sur l’estrade, cachent les yeux de leurs mains. Paumes vers le haut, bras croisés, mains jointes ou en forme d’entonnoir : 13 gestes composent le vocabulaire des danseurs, plus deux de transition, le silence et l’écho, toujours effectués en synchronisation. Ces gestes sont empruntés aux postures de Bouddha, au yoga, aux sculptures sur le temple d’Angkor et à la messe chrétienne. Un système symbolique fait correspondre chaque attitude à une échelle de dynamiques sur 60 degrés, lesquels comprennent le nombre d’instruments, les nuances et la durée. La note engendre l’attitude, à moins que ce ne soit l’inverse. Le geste est musique, la musique est geste, musique et geste sont un rituel, celui de l’adoration du HU.
Le syncrétisme mystique de Stockhausen prône une unité qui n’est pas uniquement religieuse, mais aussi musicale : la même forme originelle, formule fondamentale composée de cinq durée différentes, se projette sur toutes les échelles de la pièce pour la diviser en cinq parties, dont chacune développe une dimension de la musique : le rythme, la dynamique, la mélodie, l’harmonie et la polyphonie. De cette manière, le compositeur prétend résumer l’histoire de la musique. Cette structure fractale confère à l’œuvre une unité organique en se déployant autour du son unique qui varie les dynamiques, les timbres, les durées et les nuances, sans aucune répétition à l’identique. Le HU, son complexe qui subit d’infimes variations, semble se miroiter en mille petits éclats sur une surface d’eau mouvante mais inébranlable.
Le pari qu’Inori relève à merveille consiste à partir d’une unique formule et d’une unique idée pour produire une heure dix de musique d’une densité impressionnante. La tension est au maximum d’un bout à l’autre de la représentation, elle se lit dans les postures des danseurs et exige une concentration constante de la part des musiciens comme du public. Pas de respiration possible, malgré les silences. Concentration d’une méditation, recueillement d’une prière ? Le flot d’énergie croît continûment, malgré la discontinuité des notes qui explosent les unes après les autres, dans une attaque toujours franche. La subtilité de la palette de sonorités, le gestion des durées et des dynamiques et l’agencement des parties donnent l’impression d’une musique toujours à l’affût, dans un renouvellement constant.
Une grâce extraordinaire se dégage de la simultanéité de la danse. Par la beauté et l’impassibilité des traits, la solennité des gestes et la synchronisation remarquable, une grande noblesse s’exprime dans le corps des danseurs-mimes. La position debout renforce leur majesté et la dimension rituelle des mouvements. Jamil Attar descend de l’estrade ; silence complet à l’orchestre. Il frappe violemment à trois reprise sur un tremplin percussif posé au sol. Il remonte, et les deux danseurs crient « HU ». Inori recèle de nombreux mystères, qui poursuivent l’auditeur la représentation finie.
Saluons la performance des percussions, largement impliquées, ainsi que celle du joueur de tuba qui a suscité à la fin une vague d’applaudissements qui est rarement l’apanage de cet instrument.