Invité à diriger l'Orchestre Philharmonique de Radio France dans l'auditorium de la Maison ronde, le compositeur et chef d'orchestre américain John Adams ouvre son concert avec Stravinsky et son poème symphonique, Le Chant du rossignol. Issu directement d'un opéra créé juste après Le Sacre du printemps, le poème est cohérent avec la thématique du concert (l'abolition des frontières) : le compositeur russe reprend ici un conte danois qui se déroule dans une Chine fantasmée. Toujours aussi riche et descriptive, l'écriture musicale évolue entre gammes pentatoniques, percussions scintillantes et mélodies envoûtantes à la flûte. On est cependant surpris ce soir par quelques imprécisions, notamment dans les interventions des trombones : la musique du Rossignol est pleine de courts moments très techniques, et les musiciens de Radio France nous avaient habitués à plus de soin dans la réalisation.
Certains impressionnent néanmoins dans leurs solos : habituellement cantonné au rôle voisin de co-soliste, le violon solo Nathan Mierdl est une surprise merveilleuse, portant les pupitres des cordes malgré son jeune âge. Dans la deuxième œuvre, Le Livre de Baudelaire, une orchestration par Adams des Cinq poèmes de Charles Baudelaire de Debussy, le konzertmeister déploie ses mélodies solitaires avec autant de grâce et de précision que de retenue, sachant trouver cet équilibre si délicat avec les autres musiciens.
C'est Ian Bostridge qui chante les quatre poèmes sélectionnés par Adams, sur les cinq originellement conçus par Debussy avec accompagnement de piano. Malgré un timbre expressif et clair dans les aigus, le ténor semble éprouver des difficultés : réécrite par Adams qui s'écarte largement de la partition debussyste, la ligne mélodique fait de grands écarts entre les registres, forçant Bostridge à aller chercher des graves qu'il ne trouve pas. Sa voix, notamment dans le premier poème « Le balcon », se fait happer par l'orchestre et les vers disparaissent. On pourrait questionner la nécessité d'ajouter une écriture si ardue sur l’œuvre originelle de Debussy...
Après ces œuvres, comme une introduction à ce qui va suivre, c'est le pianiste islandais Víkingur Ólafsson qui présente des pièces pour piano solo de Philip Glass. Dès les premières notes de l'Opening, le style de Glass est nettement reconnaissable, superposant et répétant simplement des flux rythmiques distincts (triolets à la main droite et croches à la main gauche). Loin des œuvres traditionnellement virtuoses où un soliste s'échine, ligne après ligne, à enchaîner les traits plus abrupts et démonstratifs les uns que les autres, voilà que le public doit tendre l'oreille, le plus silencieusement possible, pour suivre quelques notes répétées piano qui tournent à l'infini comme Glass sait le faire. Même chose pour ses Études n° 9 et n° 3 qu'Ólafsson enchaîne sans qu'on ne le remarque, donnant l'impression de rouages qui n'en finissent plus. L'effet pourrait ne pas fonctionner mais l'interprète y croit, apprécie et souligne toujours au bon moment, sur la note exacte, l'intention de la phrase, et cela marche. Víkingur Ólafsson nous tient par la main, à nu dans ces pièces si simples que tout se voit, tout se sent, et finit sous une pluie d'applaudissements.
Pour terminer, Ólafsson revient avec l'orchestre pour la création française d'un concerto d'Adams : Must the Devil Have All the Good Tunes ? L’œuvre est prometteuse, la note d'intention annonçant un croisement de timbres très contraires devant créer des contrastes. On attend un piano « honky tonk », désaccordé comme dans les vieux westerns ou un petit bar jazz de la Nouvelle Orléans ; une guitare basse, qui devrait donner des graves résonnants et métalliques, et une promesse de « danse du diable ».
Mais l'œuvre tombe à plat. Le piano « honky tonk » n'est qu'un clavier synthétiseur mal amplifié, qui se fait tout de suite dévorer par le reste de l'orchestre. La guitare basse a très peu d'interventions et elles passent inaperçues. Certains musiciens sont très investis, comme Ólafsson et les solistes, mais la perte de dynamisme dans la profondeur des pupitres est visible : les dernières chaises des cordes utilisent à peine le tiers de l'archet que mettent les premières, ne bougent pas ou très peu, restent assis bien au fond de leurs sièges dans leurs interventions – certes peu nombreuses. Ce manque d'investissement de l'orchestre déçoit et, alors que la pièce aurait pu avoir des effets coups de poing à la Stravinsky, le résultat est peu contrasté et ne frappe pas l'auditeur. Le chef y est peut-être également pour quelque chose : précis et clairs, ses gestes semblent souvent se contenter de battre la mesure avec peu d'indications de nuances. Cela se remarque beaucoup sur la dernière tenue, qui aurait pu être soutenue et interrompue d'un geste, mais qu'Adams tient étrangement à battre malgré l'unisson de l'orchestre. C'est sur ce bémol que se termine un concert qui, malgré de bons moments, laisse espérer une future invitation plus enthousiaste de la musique américaine en France.