Ce n’est pas faire injure à Sergey Khachatryan de dire qu’il n’était pas l’attraction no 1 de ce jeudi soir au Festival international de Colmar. Pour ce second grand concert symphonique de l’édition 2023, Alain Altinoglu, directeur artistique du Festival et à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort comme la veille, a eu l’idée originale d’associer aux Tableaux d’une exposition de Modest Moussorgski non pas des illustrations visuelles mais des accompagnements culinaires, avec la complicité du chef étoilé Éric Girardin. Le concert s’apprête à commencer qu’on est donc déjà penché sur le programme de la seconde partie, se demandant ce que nous réservera le Gnomus au caviar d’aubergine ou les Catacombes chocolat-caramel…

Sergey Khachatryan, l'Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort et Alain Altinoglu © Festival international de Colmar
Sergey Khachatryan, l'Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort et Alain Altinoglu
© Festival international de Colmar

L’ouverture de La Khovanchtchina donnée en introduction fait d’ailleurs figure de parfait amuse-bouche, interprétée avec fluidité et souplesse par des bois très justes à tout point de vue, qu’ils évoluent en choral ou en-dehors (superbe hautbois solo), et des cordes admirables pour leur esprit collectif.

L’entrée de Sergey Khachatryan donne cependant une tout autre allure au menu du soir. Chemise noire, regard sombre, bras droit d’acier, main gauche chirurgicale, le violoniste cloue l’auditoire sur place dès les premières notes du Concerto d’Aram Khatchatourian. Ce début est pourtant bien (trop) connu des amateurs de violon, l’œuvre étant souvent abordée en conservatoire par les jeunes adeptes de l’instrument dès qu’ils atteignent un niveau technique acceptable. Or Khachatryan attaque sa corde de sol sans violence, sans hargne inutile, il la taille avec un mélange d’autorité, de précision et de souplesse, donnant à cette cavalcade une allure héroïque et assurée qui n'a rien de scolaire. Tous les traits virtuoses seront ensuite de cette même veine, ancrés dans le manche de l’instrument avec une évidence impressionnante.

Khachatryan n’est pas le seul violoniste à cultiver une technicité à toute épreuve. Mais il est l’un des rares à savoir la transcender par une vision artistique d’une clarté limpide et d’une expressivité bouleversante. Tous les passages chantants sont entonnés avec une vocalité qui donne la chair de poule, le soliste ornant d’un vibrato habité des phrases dessinées avec une sensibilité folle, servies par une conduite d’archet exceptionnelle. On restera ainsi suspendu à sa baguette pendant sa cadence du premier mouvement, et l’Andante sostenuto prendra l’allure d’un de ces poignants chants de la terre dont les Arméniens sont capables. Pas le temps de se remettre de ces émotions : Khachatryan se lance dans le finale en donnant à son refrain tout le mélange de netteté virtuose et de vista populaire qu’il exige, avec un sens du rythme bluffant. Ovation. Et le violoniste de revenir pour une mélodie populaire arménienne qu’il prend le temps de déployer lentement, note après note, sous le haut plafond de l'église Saint-Matthieu. On mettra du temps à redescendre.

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Les bouchées d'Éric Girardin
© Festival international de Colmar

L’entracte arrive et on en a oublié le menu qui suit. Quelques minutes plus tard, avec l'efficacité d'une compagnie aérienne, l’équipe du Festival distribue aux spectateurs des plateaux-repas divisés en quatre bouchées servies dans des contenants de formes différentes, afin d’éviter tout malentendu – pendant l’exécution des Tableaux, des membres de l’organisation passeront dans les rangées munis de panneaux indiquant la bouchée à déguster à l’instant T.

Tout ceci est orchestré d’une main de maître et l’on ne boude pas son plaisir tant les mets sont excellents. L’expérience montre cependant quelques limites sur le strict plan de l’écoute musicale : l’idée d’accompagner la dispute des enfants évoquée dans Tuileries avec une pana cotta de petits pois donnera ainsi plus l’envie de reproduire un combat de cantine scolaire que de suivre attentivement la baguette d’Alain Altinoglu, et la taille respectable de ladite pana cotta fera largement déborder sa dégustation sur le tableau suivant (Bydlo) – dont l’auteur de ces lignes serait incapable de vous livrer le moindre souvenir musical, tant il était plongé dans sa quête de la mousse à la menthe au fond de sa verrine en carton. Passons sur les bruits un peu pénibles de raclement de cuillère d’un voisin un peu trop appliqué, et sur La Grande Porte de Kiev qui fournira un épilogue trop peu digeste à l’ensemble dans ce contexte…

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L'Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort et Alain Altinoglu
© Festival international de Colmar

Bref : si l’expérience fut très appréciable et divertissante, il faut reconnaître qu’elle a surtout eu pour effet de distraire d’une interprétation qui aurait mérité d’être goûtée pour elle-même. Car, plus encore que la veille où les musiciens cherchaient encore à apprivoiser l’acoustique du lieu, l’Orchestre de la Radio de Francfort a montré une application et une cohésion remarquables, sous la direction d’un Altinoglu aux petits oignons.


Le voyage de Tristan a été pris en charge par le Festival international de Colmar.

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